L'Esthétique de la violence, par Andres Serrano

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L'Esthétique de la violence, par Andres Serrano

Célèbre pour son œuvre « Piss Christ », le photographe s'est depuis donné pour mission de sublimer la torture.

« Dog Position II » de Andres Serrano. Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation de l'artiste

La souffrance peut être belle. En tout cas, elle peut le devenir. Le photographe américain Andres Serrano s'aventure souvent sur le terrain épineux de l'esthétisation de la violence. Sa dernière série, Torture, exposée ce mois-ci aux Rencontres d'Arles, ne déroge pas à la règle. Mêlant instruments de torture médiévaux et portraits de victimes d'abus des droits humains, ses photos exaltent la sauvagerie systématisée et forcent le spectateur à s'attarder sur ce sujet repoussant.

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L'exposition est présentée par la collection Lambert et l'organisation a/political, qui soutient l'art dans le champ socio-politique. Y sont photographiées de véritables victimes de torture qui rejouent les horreurs qui leur ont été faites, ainsi que des volontaires qui mettent en scène des châtiments du Moyen Âge. Par exemple, sur l'une des images, une femme est assise sur une sorte de cheval de bois conçu pour scinder le corps en deux et des poids sont attachés à ses chevilles.

Parmi les victimes réelles, on retrouve notamment le portrait d'une femme, Fatima, qui s'est fait emprisonner, torturer et violer à plusieurs reprises par les Forces armées soudanaises quand elle vivait à Khartoum. Son calvaire n'a fait qu'empirer lorsqu'elle a fui pour le Royaume-Uni, où elle a été emprisonnée une nouvelle fois au sein du Yarl's Wood Immigration Removal Center. Serrano a également photographié les « hommes cagoulés » : quatorze détenus qui ont été soumis aux « cinq techniques » – le maintien dans des positions douloureuses, le port forcé d'une cagoule, l'exposition à un bruit blanc, la privation de sommeil et la privation de nourriture et d'eau – par l'Armée britannique dans les années 1970.

« Kevin Hannaway, The Hooded Men » de Andres Serrano

La plupart des photos de Torture ont été réalisées au sein d'une ancienne fonderie du 19e siècle située à Maubourguet, près de Toulouse, que a/political a transformée en site artistique expérimental. Certaines autres dépeignent des sites où ont été commises de réelles atrocités, comme la prison de la Stasi à Berlin ou le camp de concentration de Mauthausen, et transforment ainsi plusieurs tragédies et évènements en une expérience universelle de torture. Dans ses grandes lignes, la série suggère même que la violence rationalisée est intrinsèque aux sociétés humaines.

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Serrano est connu pour sa capacité à traiter des sujets dérangeants avec une certaine révérence. En 1987, l'artiste a suscité la polémique avec Piss Christ, la photo d'un crucifix plongé dans un verre rempli d'urine et de sang. Il a photographié des corps brûlés et poignardés dans Morgue (1992), ainsi que des excréments en tout genre, y compris les siens, dans Shit (2008). Il a également travaillé sur les sans-abri new-yorkais et le Ku Klux Klan. Les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique lui consacrent d'ailleurs en ce moment et jusqu'à fin août une rétrospective.

En 2013, VICE a suivi l'artiste à Cuba alors qu'il photographiait les habitants de l'île. Cette fois-ci, on l'a appelé pour parler de torture, de pouvoir et des controverses dont il est familier.

« The Wooden Horse » de Andres Serrano

VICE : Comment êtes-vous parvenu à approcher vos sujets, comme par exemple les célèbres hommes cagoules ?
Andres Serrano : Les hommes cagoulés sont des Irlandais qui ont été détenus par les autorités britanniques – pour ne pas dire réduits à l'esclavage. Ils ont porté des cagoules tout au long de leur captivité, pendant plusieurs années. Maintenant, grâce à Amal Clooney, une avocate spécialisée dans les droits de l'homme qui soutient leur cause, ils sont en procès contre le gouvernement britannique.

J'ai choisi de ne pas les photographier de façon normale – c'est-à-dire qu'au lieu de réaliser des portraits conventionnels, j'ai préféré les photographier avec leur cagoule noire sur la tête. Ils ont été quelque peu surpris par ma requête. Ils ne s'y attendaient pas. Ils appréhendaient l'impression de déjà-vu et avaient peur que cela éveille des souvenirs trop difficiles à affronter.

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"La torture fait presque partie de la condition humaine." — Andres Serrano

La plupart des accessoires et des endroits que vous présentez sur vos photos ont un caractère anhistorique – ils pourraient appartenir à n'importe quelle époque. Est-il inévitable pour les hommes de s'infliger des violences les uns aux autres ?
La torture fait presque partie de la condition humaine. On en compte des victimes pour chaque guerre. Chaque siècle a eu droit à son lot d'atrocités. Regardez l'époque médiévale, la chasse aux sorcières, l'Inquisition, les croisades… Et, au-delà de la torture, se trouvent l'exploitation et l'humiliation. Les gens peuvent être torturés de différentes façons et pas nécessairement au sens littéral. Partout dans le monde, il y a une révolution contre le statu quo, parce que le statu quo nous rend tous prisonniers. La torture est particulière. Elle peut être physique ou mentale. Mais, dans tous les cas, il existera toujours un conflit entre les individus tant qu'une classe dirigeante exercera son pouvoir.

« Room of Blood » de Andres Serrano

Vos modèles ont-ils souffert pendant les sessions ?
Même si ce ne sont que des reconstitutions, ces positions étaient très inconfortables. Ce ne sont que des simulacres, mais il y avait en effet un certain niveau de torture.

En réalisant ce projet, j'ai découvert que les gens torturent d'autres gens lorsqu'ils exercent un pouvoir sur eux. Les modèles ont fait exactement ce que je leur avais demandé de faire. Imaginez s'ils ne s'étaient pas portés volontaires et s'ils n'avaient pas eu d'autre choix que de faire ce que le bourreau leur demandait de faire ? La torture ne se limite pas à la douleur physique, c'est aussi une question d'humiliation.

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« Untitled XXIII » de Andres Serrano

Ce projet, à l'instar de vos autres travaux, possède une dimension politique. Dans une vieille interview, vous disiez préférer le terme « acte de conscience » pour décrire votre travail, car l'art politique s'apparente souvent à de la propagande.
Je ne me considère ni comme le défenseur d'une cause ni comme un artiste qui a une intention cachée. Je n'essaie pas de sauver le monde. Je me vois comme l'enfant dans les Habits neufs de l'empereur. L'enfant est le seul qui peut dire que l'empereur n'a pas de vêtements.

Nous sommes conditionnés à ne pas voir certaines choses. Nous choisissons de les ignorer par peur de nous sentir mal en les regardant. Mon but est de dire aux gens « Hey, regardez-ça ! », de leur montrer une évidence.

« Untitled II » de Andres Serrano

Je sais que vous êtes chrétien et beaucoup de vos projets mettent en lumière la souffrance de votre prochain.
Je suis chrétien. Certes, un chrétien parfois incompris, mais un chrétien quand même. Je suis aussi un artiste. Il ne s'agit pas de dire : « C'est un homme bien » ou « C'est un homme mauvais ». Peut-être que je suis un peu des deux, mais je pense que mon travail a un côté humaniste. Je m'intéresse aux mêmes problèmes que le pape – ouvrir un dialogue avec Cuba et régler le problème des sans-abri, par exemple. Je rêve de rencontrer le pape François pour qu'il me donne sa bénédiction, et pourquoi pas qu'il me propose de travailler pour l'Église de la même façon que des artistes religieux l'ont fait dans le passé.

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J'essaie de créer des liens avec les artistes religieux du passé comme Jérôme Bosch. Je considère même Luis Buñuel comme un artiste religieux. Il ressentait des sentiments ambivalents et contradictoires envers le catholicisme. C'est ce qui montre, légitimement, que l'Église est toujours en vous.

"Il y a une certaine esthétique que je dois assumer. Je choisis de rendre beaux des objets qui rendent mal à l'aise." — Andres Serrano

Il y a une qualité révérencielle dans la façon dont vous encadrez vos sujets, qui vous rapproche peut-être plus des anciens artistes religieux que des artistes contemporains actuels.
Souvent, l'art contemporain est intellectuel et froid. Il n'a pas de but politique ou social. C'est de l'art à propos de rien. Mon art touche quelque chose et n'est pas froid, parce que je ne suis pas quelqu'un de froid. Très franchement, je ne comprends pas beaucoup l'art, donc je peux concevoir que certaines personnes ne comprennent pas non plus mon travail.

« Untitled VIII »

de Andres Serrano

Vos premiers travaux ont été beaucoup critiqués par des gens conservateurs et facilement offensables. Mais, à présent, certains intellectuels désapprouvent la façon dont vous embellissez la souffrance. Lorsque vous abordez un sujet, essayez-vous de le faire paraître beau à tout prix ?
De nos jours, c'est une notion qui est rejetée dans l'art. Les gens ne recherchent pas la beauté, mais je crois qu'il y a une certaine esthétique que je dois assumer. Je choisis de rendre beaux des objets qui rendent mal à l'aise. Si mes photos n'avaient pas cette dualité, ce contraste entre le bien et le mal, entre la beauté et la laideur, elles seraient purement décoratives et personne n'en voudrait.

Les gens s'attendent à ce que je sois provocant ou controversé, et quand je ne le suis pas, ils sont déçus et n'écrivent plus rien à mon sujet. Ces 25 dernières années, j'ai exposé dans environ quinze grands musées européens, alors que je n'ai fait qu'une exposition en Amérique. Chez moi, je suis connu comme « Andres Serrano, l'artiste controversé ». En Europe, je suis connu comme « Andres Serrano, l'artiste ». En Amérique, on ne me connaît que grâce à Piss Christ.

« Crematorium Urns, Buchenwald »

de Andres Serrano

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