Santu Mofokeng avait l’étoffe des grands, de ceux qui questionnent sans arrêt leur pratique, dédaignent l’esbroufe et, derrière l’évidence, traquent la complexité et les nuances. Chroniqueur patient de l’inconscient d’un pays fracturé par l’apartheid, le photographe sud-africain s’est éteint dimanche 26 janvier, à l’âge de 64 ans, des suites d’une longue maladie.
Né à Soweto le 19 octobre 1956, le jeune Mofokeng embrasse la photo à l’âge de 17 ans. Recruté pour les anniversaires et les mariages, il capture d’abord le quotidien des siens dans le township. C’est dans les citadelles de la presse blanche, à Bleed, où il sera assistant au laboratoire de photo en 1981, puis dans les journaux de la Chambre des mines, que l’autodidacte fait d’abord ses gammes. En 1985, il adhère au collectif multiracial Afrapix, fondé trois ans plus tôt par des professionnels et amateurs pratiquant une photographie de combat. On lui commande des images de révolte et de répression. Lui préfère s’attacher aux conditions de vie des Noirs, aux états flottants et zones grises qui, en creux, disent tout de la ségrégation.
Aux stéréotypes de la lutte et de la pauvreté, Santu Mofokeng préfère l’étrange et l’ambigu, les contrastes de noir et blanc qui marquent sa toute première série en 1986, Train Church, sur le phénomène des trains églises, plus tard publié par Steidl. « Le défi a toujours été pour moi de créer des images qui ne soient ni prisonnières des contraintes imposées par l’Etat, ni soumises aux exigences de la lutte contre ce même Etat », précisera-t-il dans le catalogue de l’exposition que lui avait consacrée le Jeu de paume à Paris en 2011.
A l’urgence du photojournalisme, Santu Mofokeng oppose l’essai photographique construit sur la durée. « Il arrivait toujours trop tard sur les lieux des événements et ne pouvait pas repartir aussi vite que les autres, nous raconte Corinne Diserens, commissaire de l’exposition du Jeu de paume. Au lieu de s’arrêter sur l’événement, d’être dans la transmission immédiate, il prenait le temps d’accumuler les images puis de les éditer, de réduire l’ensemble à une essence, en travaillant le rapport à des textes courts. » Santu Mofokeng fera dès lors de la lenteur sa force.
« Travailler la complexité humaine »
En 1988, il rejoint l’African Studies Institute à l’université de Witwatersrand, à Johannesburg, un refuge qui lui permet de pratiquer dix ans durant une photographie de la recherche, sans la pression des deadlines. Au cours de cette période, il se lance dans l’essai photographique Rumours/The Bloemhof Portfolio, explorant la mémoire rurale de son pays, et surtout The Black Photo Album, où il collecte et reproduit les images de la petite bourgeoisie noire de 1890 à 1950, une somme qui sera exposée en 1997 à la deuxième Biennale de Johannesburg. « Lorsque nous regardons ces portraits, nous savons qu’ils nous disent quelque chose de la manière dont ces gens se percevaient, insiste le photographe. Ils nous imposent de les regarder à travers leurs yeux, car ils se les ont appropriés. »
Bien qu’une bonne génération les sépare, on aura souvent comparé Santu Mofokeng à son aîné et mentor, le photographe David Goldblatt, mort en juin 2018 : même attachement à un pays déchiré, même lucidité dénuée de misérabilisme. « Ils n’ont pas eu les mêmes conditions de vie, précise toutefois Corinne Diserens. En tant que Noir, pendant les années d’apartheid, Mofokeng n’a pas pu circuler librement, contrairement à Goldblatt. »
Après les élections de 1994 menant Nelson Mandela au pouvoir, Santu Mofokeng sillonnera le pays, l’œil ouvert, l’esprit toujours critique. « Le paysage était capital pour lui, insiste Corinne Diserens. C’était aussi bien le paysage familier que celui métaphysique et mystique. Le paysage était lié pour lui à la mémoire, à l’idéologie, à l’endoctrinement et aux préjugés. » Déjouant encore et toujours les clichés, il photographie aussi bien les cimetières où furent enterrés les fermiers blancs assassinés avec leur famille que les rituels religieux dans les grottes de Motouleng et de Mautse. En 1996-1997, son essai sur les paysages hantés par les tragédies le conduira jusqu’à Auschwitz et Ravensbrück dont il revient avec des images aussi sobres que glaçantes. « Toute son œuvre parle d’injustice, résume Corinne Diserens. Pour autant, il ne faisait pas de photographie pour juger mais pour travailler la complexité humaine. »
19 OCTOBRE 1956 Naissance à Soweto, township sud-africain situé au sud-ouest de Johannesburg
1997 Participe à la Biennale de Johannesburg
2011 Exposition « Santu Mofokeng, chasseur d’ombres : 30 ans d’essai photographique » au Jeu de paume, à Paris
2013 Expose au pavillon allemand à la Biennale de Venise
26 JANVIER 2020 Décès en Afrique du Sud
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