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Tendance ! Les selfies aux sans-abri

Depuis quelques temps, les clochards sont devenus les accessoires les plus prisés de la jeunesse dorée d'Instagram.

Nous vivons une époque injuste, c'est évident. L’humanité n’avait pas connu de tel écart entre les riches et les pauvres depuis 1928 – soit juste avant le Krach qui nous a plongés dans la Grande Dépression. Sauf qu’à cette époque, les enfants des riches n’avaient pas de smartphones pour humilier les pauvres.

Aujourd’hui, de nouvelles technologies ne cessent de voir le jour : objets connectés, maisons intelligentes, et tout un éco­système florissant d’applications et de services destinés à simplifier la vie des détenteurs d’iPhone. Et comme la culture populaire mange ce que la nouvelle technologie veut bien lui donner, on passe notre temps à débattre des nouveaux jeux de l’App Store ou de la valeur morale du selfie.

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Pendant ce temps-là, il existe encore pas mal de gens – à la ville comme à la campagne – qui n’ont aucune idée de ce qu’est un selfie. Comme le souligne l’écrivain et professeur D.Watkins, il existe une classe « trop pauvre pour la pop culture ».

Mais les privilégiés ont débarqué pour combler ce fossé technologique d'une manière plutôt odieuse : des petits blancs se sont mis à partager leurs selfies en compagnie de clochards endormis sur Instagram. Les réseaux sociaux ont vu passer un paquet de comportements douteux auxquels s’adonnent des sales gosses plus enclins à prendre des bains de champagne qu’à lire des livres – mais là, Internet a une fois de plus touché le fond.

Cette tendance n’est pas encore virale, mais selon Jason Feifer, créateur et curateur d’une série de blogs qui témoignent de la pratique du selfie, elle se répand suffisamment pour qu’on commence à s'alarmer. Sur son Tumblr intitulé « Selfie avec des sans-­abri », il a recensé une poignée de portraits plutôt inquiétants.

« C’est courant, mais ce n’est pas non plus une épidémie », m’a précisé Fiefer. Son dernier projet « Selfies à un enterrement » avait déjà suscité de nombreux débats, mais il s’agit d’une toute autre affaire. Les images de son nouveau blog ne sont qu’un simple échantillon de ce qu’il a pu trouver sur Instagram après quelques recherches basiques. « Je suis sûr qu’il y en a plein d’autres. Certains n’utilisent pas de mots-clefs aussi évidents que  “selfie et SDF” ou “selfie et sans­-abri”, et c’est ce qui m’empêche de les retrouver. »

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J’ai demandé à Fiefer ce qui l’avait le plus frappé dans ces images. « Deux choses, a-t-il répondu. Leur propension à tirer la langue et le nombre astronomique de likes qu’ils récoltent. Pourquoi existe-t-il autant d’individus – dont la plupart ne se connaissent même pas – à vouloir reproduire ce phénomène ? C’est franchement déroutant. »

Les réseaux comme Facebook ou Instagram ont développé chez nous une tendance à partager notre vie de manière scénarisée. Les photos drôles, choquantes, incroyables sont récompensées par des forêts de pouces en l’air et autres gratifications. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les objets, les villes et même les gens commencent à être perçus comme des accessoires de nos timelines. Ça n’a jamais été aussi simple pour un gosse de riche de se moquer d’un clochard avec l’approbation tranquille de son cercle social, qui partage à son tour.

Bien sûr, le selfie est un des grands phénomènes du moment : le mot fait maintenant partie du dictionnaire Oxford, le président américain en prend et pas un jour ne passe sans qu’on ne sacre un nouveau roi du selfie. Mais les sans-abri et les pauvres sont complètement exclus de cette pratique. Le professeur D. Watkins illustre cette fracture numérique dans son récent essai sociologique sur Baltimore Est.

« Miss Sheryl n’a pas d’ordinateur et ne sait pas ce qu’est un selfie, a-t-il écrit à propos d’une de ses amies. Son téléphone se recharge avec des cartes et n’a pas d’appareil photo. Comme beaucoup, elle est trop pauvre pour participer à la pop culture. Elle vit grâce aux aides publiques, est logée dans un HLM et s’accroche à des jobs pourris pour survivre. » Les gens décrits par Watkins sont trop fauchés, trop fatigués par le travail et trop dépassés pour suivre la tendance.

Mais certains se retrouvent sur les réseaux sociaux malgré eux, et ce dans la pire des postures. Ils sont livrés en pâture à une dizaine de réseaux, dans le simple objectif de faire des likes. Le plus inquiétant, c’est l’idée dystopique véhiculée par ces selfies : une société où les démunis de la technologie seront exhibés comme les animaux du jardin des plantes pour amuser les bien-nés de la génération Y.

« Vu sous cet angle, nous sommes les premiers témoins d’une toute nouvelle forme d’humiliation », a renchéri Feifer. Quand je lui ai demandé s’il jugeait ces selfies insultants, il a été catégorique : « C’est l’intention qu’il y a derrière qui me fait peur. Ces photos sont malveillantes, je ne vois aucune autre raison de les prendre. »