Mort du photographe Peter Beard, le baroudeur poète de la cause animale

Proche d’Andy Warhol, le photographe Peter Beard nourrissait une passion pour les animaux, auxquels il s’associait dans ses autoportraits. Souffrant de démence, porté disparu de sa maison de Long Island depuis le 31 mars, il a été retrouvé hier, mort en pleine nature. Il avait 82 ans. Nous republions le portrait que nous lui avions consacré voici quelques années.

Par Luc Desbenoit

Publié le 20 avril 2020 à 12h45

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h22

Son ami Andy Warhol le décrivait ainsi : « Il est l’un des hommes les plus fascinants de la planète. Il ressemble à un Tarzan moderne […] Il se coupe pour peindre avec son sang. Il porte des sandales sans chaussettes en plein hiver… » Rien d’exagéré. Peter Beard (né en 1938 à New York) est un personnage hors du commun, encore beaucoup trop méconnu, se montrant aussi à l’aise dans les salons de Londres ou de New York – à l’époque, dans la Factory du maître du pop art – qu’à parcourir la brousse. Depuis l’enfance, il nourrit une passion pour les animaux, auxquels il s’associe dans ses autoportraits : torse nu avec un lémurien sur l’épaule, le nez escaladé par un lézard gecko, ou encore allongé au bord du lac Rodolphe, le corps à moitié englouti par un crocodile, stylo à la main penché sur un carnet… « J’écrirai quoi qu’il arrive », intitule-t-il son cliché.

Et en effet, à 77 ans, Peter Beard, qui partage avec sa femme et sa fille sa vie entre New York et sa propriété du Kenya, continue d’écrire, mais aussi de photographier, de peindre, de découper des articles de presse. L’artiste réalise une œuvre labyrinthique en mélangeant toutes ces matières dans ses diaries, journaux intimes, agendas et livres. Toujours avec l’animal et la nature comme centre de gravité de sa création. Poète visionnaire, ce baroudeur dandy a bâti, dès le début des années 1960, une œuvre prémonitoire sur les maux actuels de la planète en photographiant la faune sauvage du Kenya.

C’est à l’âge de 10 ans qu’il commence à coller sur son journal intime du crin de cheval, puis des morceaux de peau d’alligators chassés en Caroline du Sud où il passe des vacances, ainsi que des cailloux, des écorces, des papillons de nuit, des plumes, des os, des algues, de la boue, du sang… « Tout ce qui me paraissait digne de passer à la postérité », explique-t-il (1). Après des études en histoire de l’art à l’université Yale, il découvre l’Afrique en 1955. Pendant la traversée, qui le mène au Cap, il lit La Ferme africaine, de Karen Blixen, en souligne presque tous les passages, et décide de marcher sur les traces de l’écrivaine. Il a enfin trouvé un terrain de création à la hauteur de sa démesure.

Cinq ans plus tard, il s’achète une propriété au Kenya, Hog Ranch, en face des monts Ngong, à côté de l’ancienne exploitation de café de la Danoise. « J’ai monté quelques tentes de safari, et plus tard, j’ai construit dans le fond une cabane Timsales en rondins pour ranger mes livres africains : à cette époque, j’en possédais déjà des centaines, tous issus des collections de colons en partance. Hog Ranch a toujours été l’endroit le plus divertissant du monde : on pouvait tout y voir, des phacochères aux guibs, des girafes aux lions. J’avais apprivoisé un singe vert borgne particulièrement gentil. »

À cette époque encore bénie, Peter Beard réalise à bord d’un avion une image du parc Tsavo, qui grouille de vie — les milliers d’éléphants sont si petits et si nombreux qu’ils évoquent la migration d’une fourmilière. Mais peu à peu, Peter Beard assiste à la destruction de cette faune sauvage qui le fascine. Il l’exprime plus tard sur cette même photo, en l’entourant de boue séchée, de sang, et en y incrustant de minuscules images – une Africaine enceinte, un Massaï armé d’une lance, des Blancs prenant fièrement la pose devant des trophées de chasse, des rangées et des rangées de défenses d’éléphants. Cette œuvre décrit la beauté du monde et les causes de sa disparition. « Lorsque je suis arrivé en Afrique, raconte-t-il, la modeste population du Kenya, alors composée de 5,5 millions d’habitants appartenant à diverses tribus éparpillées à travers l’infinie contrée sauvage qui semblait “trop vaste pour être détruite”, s’est soudain transformée en une foule affamée de plus de 30 millions de Kényans, qui tarissaient les ressources limitées et décroissantes de leur pays. […] Les éléphants ont d’abord survécu en mangeant les arbres, et ils sont morts de constipation et de maladies cardiaques liées au stress. Des millions d’années d’évolution ont été détruites en l’espace d’un clin d’œil à l’échelle du temps. Les Kalachnikov ont remplacé les lances et les flèches, le cannibalisme a été avalé par le mercantilisme, le colonialisme a été remplacé par le pouvoir arbitraire et la corruption de l’industrie de l’aide humanitaire internationale. »

En 1965, Peter Beard publie The End of the Game (traduit en français par La Fin d’un monde, avec en sous-titre Dernier écho du paradis), un ouvrage radical et désespéré (2), mêlant, comme toujours chez lui, documents, coupures de presse, et ses photos sur lesquelles il écrit des textes serrés, quasi indéchiffrables, hiéroglyphiques, pour raconter ce désastre et sa nostalgie d’une Afrique où l’homme cohabitait harmonieusement avec la nature. Ce livre est « un long poème affligé, juge Christian Caujolle, fondateur de l’agence VU, capable de mêler dans une extraordinaire maîtrise du rythme graphique les visions de la puissance de l’animal, l’accumulation de visions aériennes de cadavres, squelettes, restes de la faune anéantie, avec l’image terrible du fœtus mort d’un éléphanteau. »

Conscient avant les grands mouvements écologiques des dégâts provoqués par le monde moderne, Peter Beard ne se comporte pourtant jamais en militant ou en moraliste. Il décrit ce qu’il voit à travers ses émotions. Ce livre va lui permettre de rencontrer Francis Bacon. Dans les années 1970, il assiste à un vernissage du peintre à la galerie Marlborough de Londres. « Il y avait une sorte de file d’attente devant lui et quand ça a été mon tour, je lui ai simplement dit : “Salut, Peter Beard”. Et il m’a répondu “Je sais qui vous êtes”. J’ai eu une chance folle car il venait d’acheter The End of the Game et se disait touché par le terrible sort des pachydermes. Il s’est pressé de m’inviter dans son atelier du 7 Reece Mews, à Londres. Il y avait un grand nombre de mes photos étalées par terre, toutes éclaboussées de gouttes de peinture. Il a fait mon portrait à plusieurs reprises entre 1975 et 1978 : quatre triptyques, et beaucoup de tableaux, avec juste ma tête. » Fasciné par ses photos d’animaux, Francis Bacon expliquera que pour lui « les plus fortes sont celles d’éléphants en décomposition, sur lesquelles les carcasses se transforment progressivement en de grandioses sculptures, qui au-delà de simples formes abstraites portent l’empreinte de la vanité et du tragique de la vie ».

Peter Beard a le don de séduire. Déjà Salvador Dalí s’en était servi comme modèle. Il lui rappelait son frère mort. L’intransigeante Karen Blixen, meurtrie par son départ d’Afrique, accepte pourtant de le rencontrer au Danemark, et même d’écrire des passages de La Ferme africaine sur ses clichés. Peter Beard est également ami avec Truman Capote, Mick Jagger… Mais jamais il ne se détourne de la cause animale. Il n’a pas son pareil pour fixer la grâce des girafes, ces « ladies », comme les appelait Karen Blixen. Quand il photographie la mode pour Vogue dans les années 1970, il fait poser ses modèles dans la brousse, et dénonce encore et encore, sans esprit de sérieux, la folie suicidaire de l’humanité, son mercantilisme, son goût du paraître. Peter Beard montre la réalité telle qu’elle est. Le côté prédateur de l’homme. Sur un cliché, un mannequin, en maillot léopard, adopte une posture de fauve à l’affût à côté d’un félin, lui assis sur une butte de terre avec dignité, en souverain.

En visionnaire, Peter Beard a toujours été convaincu que la destruction de la faune, et de son plus beau symbole, l’éléphant, a toujours été le signe avant-coureur de la fin de l’espèce humaine, à son tour en proie au stress et à la raréfaction des richesses naturelles. Peut-on lui donner tort aujourd’hui ? Un jour, ses œuvres protéiformes se regarderont peut-être avec la même curiosité étonnée que les peintures rupestres d’animaux sur les parois des grottes de Lascaux. Un monde à jamais disparu.

(1) In Peter Beard, éd. Taschen, 770 p., 100 € (1re éd. en 2 vol., 2006).

(2) La Fin d’un monde, de Peter Beard, préface de Paul Théroux, éd. Taschen, 288 p., 30 € (1re éd. 1965).

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