Publicité

Le destin extraordinaire de Tina Modotti, photographe libre et engagée

Tina Modotti
Tina Modotti, photographe libre et engagée dans années 1920. Getty Images

Nouvelles héroïnes (3/10). - La photographe des années 1920 dont la vie brève et trépidante a embrassé les turbulences de l’époque. Elle est aujourd’hui reconnue comme une figure de l’art moderne.

Nue, les yeux clos sous sa frange brune, une belle jeune femme aux formes voluptueuses est allongée sur une terrasse. L'image, somptueuse, est signée Edward Weston, le grand photographe californien. Nous sommes en 1924, à Mexico. Elle, c'est Tina Modotti, sa compagne, sa muse. Tout est là : un des couples artistiques les plus créatifs et les plus célèbres du XXe siècle, le Mexique, la passion, l'audace de la photographie, l'ombre et la lumière… Les quelques années de sa liaison avec Edward Weston et les soubresauts de son parcours hors norme ont trop fréquemment occulté l'œuvre personnelle de cette femme libre et engagée : elle est plus souvent reconnue comme le modèle du maestro ou la révolutionnaire à la vie trop libre, que comme la photographe exceptionnelle et fulgurante qu'elle a été pendant sept courtes années.

De l'Italie natale aux États-Unis

Assunta Adelaide Luigia Modotti, dite Tina, est née en 1896 à Udine, en Italie, dans une famille pauvre de six enfants. "Son contexte familial à la fois chaleureux, ouvert sur le monde et déjà politique avec des parents socialistes lui a donné les bases d'une vie libre et sensible à la misère des peuples", raconte Marì Domini, présidente du Comité Modotti de Udine. Ce comité créé en 1989 et dédié à l'œuvre de Tina Modotti a été à l'initiative d'une exposition très complète présentée l'été dernier (1) à Tolmezzo, en Italie. À 12 ans, Tina est ouvrière dans une usine textile pour faire vivre sa famille. À 17 ans, en 1913, elle part pour San Francisco, rejoindre son père et sa sœur aînée, qui y sont installés depuis quelques années. Et là, sa vie s'emballe : elle travaille dans un atelier de confection, y devient mannequin, joue au théâtre à Little Italy et rencontre un jeune peintre et poète bohème, Roubaix de l'Abrie Richey, dit Robo, qu'elle épouse. Elle part avec lui pour Los Angeles, où sa beauté et son charisme sont remarqués ; elle joue même dans quelques films muets à Hollywood.

Dans le milieu artistique qu'elle fréquente alors, elle rencontre Edward Weston (1886-1958), photographe, marié, père de quatre enfants, et pionnier déjà célèbre de la photographie pure (straight photography) à l'américaine. Elle devient son modèle et vit avec lui un amour fou. En 1922, Robo meurt lors d'un voyage au Mexique. Tina Modotti découvre alors ce pays à la lumière exceptionnelle, qui exerce sur elle une fascination immédiate. Un an plus tard, elle y entraîne Edward Weston et un de ses fils. Ils ont passé un deal : elle s'engage à être son assistante, à gérer son studio, en échange de quoi il lui apprend la photographie. Ils s'installent dans un Mexico postrévolutionnaire, en pleine renaissance culturelle.

Les débuts de photographe au Mexique

Ils se lient d'amitié avec les artistes et les intellectuels qui en sont l'âme vibrante : les muralistes Diego Rivera - à qui elle servira de modèle pour certaines de ses fresques -, David A. Siqueiros et José Clemente Orozco, Jean Charlot ou Manuel Álvarez Bravo, tous proches du parti communiste. Tina est au cœur de ce cercle bouillonnant, dont elle partage les idées.

Il ne s'agit pas seulement pour elle de décrire le monde, mais de s'approcher au plus près des objets, des idées et de l'humain

Marta Gili

Non conformiste par nature, elle est l'une des premières femmes à porter des jeans… C'est lors de l'une des fameuses soirées que donne le couple que Diego Rivera rencontre Frida Kahlo… De cette époque, datent les plus belles photos que Weston a faites de Tina. Mais l'élève, bien qu'influencée à ses débuts, s'affranchit vite du maître et trouve une esthétique bien à elle. Elle porte son attention sur la forme, les corps et joue avec un évident plaisir de tout ce que lui offre la photographie : la netteté, l'objectivité, le cadrage.

Ses images reflètent sa vie, son entourage et l'atmosphère du Mexique d'alors, avec ses portraits d'artistes, ses photos presque abstraites de plantes, d'architecture ou d'éléments urbains comme cette stupéfiante photo de fils télégraphiques tendus sur le ciel. Tina se penche aussi beaucoup sur les enfants, le quotidien du peuple - des mains d'ouvrier ou de lavandière, par exemple - et la misère des rues. "Ses photos sont belles car elle travaille à une période de l'histoire de la photographie, surtout venant de l'école de l'Ouest américain, où domine l'envie d'embellir la nature, les corps, les portraits. Elle l'adapte à ses besoins. Elle est très moderne par rapport à ceux qui la précèdent. Elle va plus loin que Weston et ses collègues. Il ne s'agit pas seulement pour elle de décrire le monde, mais de s'approcher au plus près des objets, des idées et de l'humain", explique Marta Gili, la directrice de l'École nationale supérieure de la photographie d'Arles. Mais sa relation avec Weston se délite progressivement et, en 1926, il repart seul pour la Californie.

En vidéo, retour sur le prix Women in motion pour les 50 ans des rencontres d'Arles

Une œuvre politique

Tina Modotti s'engage alors à fond. Elle adhère au parti communiste et photographie de plus en plus, notamment pour son journal, El Machete. "Elle photographie ce en quoi elle croit : une forme d'idéal communiste. Elle utilise la photo comme une métaphore, une allégorie", souligne Marta Gili. Dans le manifeste que Tina publie dans Mexican Folkways, où sont aussi régulièrement reproduits ses clichés, elle explique son approche : "La photo, quand elle ne s'oriente que vers le présent et s'appuie sur ce qui existe devant l'objectif de l'appareil s'affirme comme le moyen le plus incisif pour enregistrer la vie réelle dans toutes ses manifestations."

Elle photographie ce en quoi elle croit : une forme d'idéal communiste

Marta Gili

Certaines de ses images sont aujourd'hui iconiques : la belle femme hiératique qui porte un drapeau, une manifestation cadrée sur la foule de chapeaux mexicains des participants, ou les rayonnantes femmes de Tehuantepec… Dix ans avant les commandes de la Farm Security Administration américaine à des photographes comme Dorothea Lange, Tina Modotti est déjà l'auteur d'images documentaires puissantes.

En 1928, elle tombe folle amoureuse d'un beau révolutionnaire cubain, Julio Antonio Mella. Il est assassiné en janvier 1929, alors qu'ils rentrent d'une soirée. S'ensuit une campagne de diffamation dans la presse mexicaine, qui la peint comme une Mata Hari, ressort des photos où elle est nue, évoque ses amants… À cause de son engagement politique, quelques mois plus tard, Tina est expulsée du Mexique. Réfugiée à Berlin, faute d'inspiration et de moyens, elle abandonne la photo, part pour Moscou où elle retrouve Vittorio Vidali. Ce militant communiste - le commandant Carlos de la guerre d'Espagne -, rencontré à Mexico, devient son compagnon. Ensemble, ils travaillent pour le parti, auprès du Secours Rouge et des réfugiés, puis s'embarquent pour l'Espagne, pendant la guerre civile. Après la victoire de Franco, en 1939, Tina rentre incognito au Mexique, où elle meurt d'un infarctus dans un taxi, un soir de janvier 1942, à 45 ans.

Un statut d'icône

Malgré les hommages que lui rendent ses amis après son décès, son œuvre et son souvenir s'effacent pendant des décennies. À partir des années 1970, peu à peu, son travail réapparaît. Les collectionneurs s'en emparent, des expositions se montent - mais peu, du fait de la dispersion des tirages -, pour beaucoup dans les musées et collections privées américaines - Madonna est, entre autres, une fervente admiratrice. On a pu voir quelques-unes de ses photos à Paris dans Qui a peur des femmes photographes ?, au Musée d'Orsay, dans Soulèvements, au Jeu de Paume en 2016, et dans Couples modernes, au Centre Pompidou en 2018. Au-delà de la vitalité intemporelle de ses images, sa personnalité attachante entre dans la légende. "C'était une jeune femme sincère, qui ne s'est jamais pensée comme féministe ou avant-gardiste. Elle a pourtant posé nue, vécu de son travail, eu plusieurs compagnons et a été communiste : ce n'était pas banal il y a presque cent ans", précise Marì Domini. Et Marta Gili de renchérir : "Elle a trouvé la force et l'énergie de devenir indépendante, surtout par la photographie, qu'elle a utilisée en utopiste, comme instrument de libération personnelle, politique et sociale."

(1) Tina Modotti, Donne, Messico e libertà, janvier 2021, Mudec, Milan.

Cet article, initialement publié le 22 juillet 2019, a fait l'objet d'une mise à jour.

Sujets

Le destin extraordinaire de Tina Modotti, photographe libre et engagée

S'ABONNER
Partager

Partager via :

Plus d'options

S'abonner
Aucun commentaire

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

À lire aussi