Visa pour l’image : le photojournalisme a-t-il changé d'objectifs ?

Guerres, famines, catastrophes naturelles… Le festival de photojournalisme a l’habitude d’attraper le regard de ses visiteurs par le colback avec des images chocs. Pourtant, plutôt que de révulser, les 40 clichés sélectionnés pour célébrer son 30e anniversaire surprennent, intriguent et bouleversent une tout autre sensibilité.

Par Luc Desbenoit

Publié le 06 septembre 2018 à 17h00

Mis à jour le 26 février 2021 à 15h48

Depuis 1989, Visa pour l’image expose à Perpignan des reportages sur les guerres, les famines, les catastrophes naturelles. C’était bien souvent choquant à regarder. On se rappelle être sorti de certaines expositions le cœur au bord des lèvres. Pour fêter son trentième anniversaire, le festival a décidé, dans l’une des vingt-deux expositions présentées, de sélectionner un best of des précédentes éditions. Surprise : sur la quarantaine de clichés, seul un – pris en 2003 au Libéria lors de la guerre civile par le Français Noël Quidu – est insupportable (un combattant exhibe en trophée la tête de sa victime sanguinolente).

BOMBAY, INDE - 1992 : Savita, 2 ans et demi

BOMBAY, INDE - 1992 : Savita, 2 ans et demi © 1992 Dario Mitidieri/Edit by Getty Images

Suggestivité

Les autres photos sont parfois belles, souvent intriguantes. Seules les légendes permettent de comprendre l’horreur de la situation : la scène légère de cette gamine à Bombay, en équilibre au sommet d’une perche hissée par son père, suscite l’admiration. En fait, la petite Savita n’a que deux ans et demi, et fait vivre sa famille en s’exhibant devant l’hôtel Taj Mahal fréquenté par des touristes arabes.

Pour illustrer la vendetta en Albanie qui ensanglante toujours ce petit pays, Guillaume Herbaut a pris en 2004 le portrait étonnant d’une femme en noir, Lina Hilli. Elle tient solennellement un couteau entre les mains devant un rideau rose. Pour rendre compte de la barbarie de la guerre civile en Afghanistan, Laurent Van der Stockt photographie lui, en 1994, un gamin de dos marchant seul, au milieu d’une avenue déserte de Kaboul totalement dévastée. Le petit garçon tient en travers devant lui un morceau de bois, comme un funambule progressant sur le fil d’une ville fantôme. L’image est bouleversante…

La vendetta en Albanie. Lina Hilli. Le 5 octobre 1999, son mari a été abattu dans la rue par un homme qui lui a dérobé son salaire, les 130 000 leks cachés dans sa sacoche (l’équivalent de 1 000 euros). Lina a été vengée par son beau-frère. Depuis elle craint que son fils ne soit la prochaine cible.

La vendetta en Albanie. Lina Hilli. Le 5 octobre 1999, son mari a été abattu dans la rue par un homme qui lui a dérobé son salaire, les 130 000 leks cachés dans sa sacoche (l’équivalent de 1 000 euros). Lina a été vengée par son beau-frère. Depuis elle craint que son fils ne soit la prochaine cible. © Guillaume Herbaut/Institute

Donner des visages à l’humanité

La sélection de cette 30e édition a été effectuée dans cet état d’esprit : rapporter la litanie des drames planétaires actuels avec des photos qui ne détournent pas le regard par leur violence, mais au contraire poussent le visiteur à comprendre la situation. A se mettre à la place de l’autre. C’est en fait très nouveau à Visa pour l’image. Ainsi, le Chilien Edgard Garrido réalise un formidable reportage en accompagnant à travers le Mexique des centaines de familles fuyant la pauvreté au Guatemala et au Honduras, ou la violence des gangs du Salvador. Toutes ont l’espoir d’obtenir un statut de réfugiées aux Etats-Unis. Pour accomplir le périple de 3 000 kilomètres, elles s’entassent à bord de trains de marchandises. Dans ses tweets, le président Trump parle d’une invasion de « barbares ». Edgar Garrido leur donne un visage. Comme celui de cet homme élégant, à l’allure de cadre avec ses lunettes de soleil, qui tient son bambin dans les bras. Un homme qui nous ressemble.

Espoir, désespoir et rêve lointain de l’Amérique : La caravane de migrants d’Amérique centrale traverse le Mexique, ici dans un wagon ouvert d’un train de marchandises qu’ils ont pu arrêter. Michoacan, Mexique, 17 avril 2018.

Espoir, désespoir et rêve lointain de l’Amérique : La caravane de migrants d’Amérique centrale traverse le Mexique, ici dans un wagon ouvert d’un train de marchandises qu’ils ont pu arrêter. Michoacan, Mexique, 17 avril 2018. © Edgard Garrido / Reuters

Parcours d’un combattant

Ces drames de l’immigration forcée se jouent aussi chez nous. On le sait. On ferme les yeux. En France, Olivier Jobard a suivi à partir de 2010 Ghorban, un jeune Afghan alors âgé de 12 ans. Comme des milliers de mineurs (il y en aurait actuellement vingt mille dans notre pays), il a parcouru seul les 12 000 kilomètres semés de dangers pour se retrouver SDF à Paris. Lorsque Jobard a fait sa connaissance, il dormait sous les ponts, avant d’être hébergé dans un foyer, puis scolarisé et enfin d’obtenir la nationalité française. Au fil des ans, le photographe raconte son parcours. Il montre, de façon très touchante, un enfant puis un ado comme les autres, avec les problèmes de son âge, qui cherche tout simplement à vivre.

Ghorban, né un jour qui n’existe pas : « Au lycée, je ne dis pas que je vis en foyer, que je ne vis pas avec mes parents, que je n’ai pas de papiers. » Lycée professionnel Vauquelin, Paris, décembre 2016.

Ghorban, né un jour qui n’existe pas : « Au lycée, je ne dis pas que je vis en foyer, que je ne vis pas avec mes parents, que je n’ai pas de papiers. » Lycée professionnel Vauquelin, Paris, décembre 2016. © Olivier Jobard / Myop

Sociétés barbares

L’Américain George Steinmetz, lui, a choisi d’alerter sur les méthodes de l’agrolimentaire. Ses images sur les élevages industriels aux Etats-Unis, en Chine ou au Brésil, auraient pu être insupportables. Prises du ciel, il les a rendues spectaculaires, souvent très belles, à décrypter. Alignées à perte de vue, ces curieuses cabanes en aluminium abritent, apprend-on, chacune un veau issu de l’insémination artificielle. Les bêtes grandissent isolées dans ces « niches » pour empêcher la propagation d’un éventuel virus. Dans ses textes, George Steinmetz dresse un plaidoyer implacable contre la barbarie de nos sociétés vis-à-vis des animaux, traités comme des produits manufacturés. Sans militantisme. Juste en décrivant ce que l’on regarde. «Que devra imaginer l’industrie alimentaire du futur, s’interroge-t-il, pour nourrir les 10 milliards d’habitants prévus en 2050 ? »

Big food : Andalousie, Espagne, 20 octobre 2015. Des serres formant une mer de plastique.

Big food : Andalousie, Espagne, 20 octobre 2015. Des serres formant une mer de plastique. © George Steinmetz / Cosmos

Des drames ignorés des médias

Reportage sur la situation intolérable des Palestiniens de la bande de Gaza, ou sur les migrants africains qui s’entassent dans le centre de Johannesburg, en Afrique du Sud, transformé en bidonville. Coup de projecteur, au Yémen, sur la crise humanitaire des populations civiles prises dans la guerre régionale que se mènent, sur leur sol, les Sunnites de l’Arabie saoudite et les Chiites de l’Iran. Violences des dictateurs africains contre leurs populations, au Kenya et en République démocratique du Congo, pour se maintenir à tout prix au pouvoir... Les expositions sont noires de monde. On y vient en famille. On regarde, on commente avec passion, ces sujets que les médias n’effleurent qu’à peine. C’est à se demander pourquoi.

Territoires empoisonnés

Mais si l’on devait n’en retenir qu’une, notre choix se porterait sur le tour du monde que vient de réaliser Samuel Bollendorff. Son reportage est présenté en extérieur, dans la cour de l’église des Dominicains. On y découvre des paysages idylliques reproduits sur des bâches géantes –étendue neigeuse à perte de vue du Grand Nord canadien, majestueux fleuve brésilien aux couleurs roses, océan Pacifique d’un bleu acier sous un soleil de plomb... Les drames qui s’y jouent sont invisibles à l’œil nu. Tous ces lieux sont empoisonnés par des pollutions industrielles majeures, provoquées par l’exploitation des sables bitumineux au Canada, par le déversement de matières chimiques ayant contaminé 650 kilomètres du Rio Doce – la plus grosse pollution de l’histoire du Brésil – ou par les millions de tonnes de plastique qui, dans le Pacifique, contaminent toute la chaîne alimentaire…

Contaminations : En 2015, le barrage de rétention des déchets miniers de l’entreprise Samarco s’est rompu, déversant l’équivalent de 187 pétroliers de boue toxique contenant mercure, plomb, manganèse, cadmium ou encore arsenic, dans le Rio Doce, le cinquième fleuve du Brésil. Aujourd’hui le « fleuve doux » a changé de nom. On l’appelle désormais le fleuve mort.

Contaminations : En 2015, le barrage de rétention des déchets miniers de l’entreprise Samarco s’est rompu, déversant l’équivalent de 187 pétroliers de boue toxique contenant mercure, plomb, manganèse, cadmium ou encore arsenic, dans le Rio Doce, le cinquième fleuve du Brésil. Aujourd’hui le « fleuve doux » a changé de nom. On l’appelle désormais le fleuve mort. © Samuel Bollendorff

Là encore, la lecture des textes est édifiante. Destruction de la faune, de la flore, explosion des cancers…, aux Etats-Unis à Anniston, dans l’Alabama, la ville industrielle de Monsanto, ou à Fukushima, au Japon, après l’accident de la centrale nucléraire. Ces pollutions empoisonneront l’environnement pendant des décennies, voire des siècles. En Italie, entre 1991 et 2003, la Mafia a déversé de façon clandestine 100 000 tonnes de déchets chimiques et parfois nucléaires (de centrales allemandes, autrichiennes et suisses…) dans la région de Naples. Le gouvernement italien l’appelle désormais « le triangle des tumeurs ». Les nappes phréatiques sont toutes contaminées. On trouve même des traces d’uranium dans l’eau potable au centre de Naples!

« En 2018, explique Samuel Bollendorff, j’ai fait le tour de la Terre. Ça ne prend que quelques heures tant elle est petite […]. Depuis vingt ans je travaille sur des sujets de précarité. Longtemps j’ai pensé que ces histoires n’étaient pas les miennes […] en imaginant avoir la chance de ne pas être dans les situations que je photographiais. Aujourd’hui j’ai fait le tour de la Terre, et je l’ai vue si fragile. Nos déchets sont partout, contaminant les sols, les eaux et l’air […]. Continuer c’est être aveugle, ces histoires sont les nôtres. »

 Visa pour l’image, jusqu’au 16 septembre à Perpignan (66). Entrée libre. 

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