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Ren Hang, les nus phares

Exhalant beauté ardente des visages et des corps, les photos du prodige chinois, censuré dans son pays et suicidé à 29 ans, témoignent d’une jeunesse avide de plaisir et de liberté sous un régime totalitaire. A l’occasion de l’exposition qui lui est consacrée à la MEP de Paris, ses proches et partenaires de travail se souviennent.
par Clémentine Mercier et Zhifan Liu, Correspondant à Pékin
publié le 8 mars 2019 à 18h46

C’est à la fois une joyeuse fête et un triste anniversaire. Joyeuse parce que la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris, inaugure la programmation de son nouveau directeur, Simon Baker, venu de la Tate de Londres. Et parce que ce dernier a choisi de montrer Ren Hang, l’étoile filante de la photographie chinoise, pour une première exposition. Triste parce que Ren Hang, immense talent de Pékin, au regard sensuel et piquant, n’est plus là pour voir cet hommage aux murs d’une institution française. Disparu en 2017, il y a tout juste deux ans, le photographe de 29 ans s’est donné la mort en sautant depuis le toit où il prenait régulièrement ses photos. En pleine ascension, alors que venait de s’ouvrir son exposition au Foam d’Amsterdam - il n’y était même pas allé - et que son livre monographique chez Taschen (à moins de 30 ans !) venait de paraître, Ren Hang a préféré s’éclipser alors que tout le monde le réclamait. De sa dépression, il parlait rarement en public.

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Mais s'épanchait volontiers dans ses poèmes, plus personnels, et sur son site internet dans un recueil de pensées sobrement intitulé My Depression. «Chaque année j'ai le même espoir : mourir jeune. Et j'espère que cela se produira cette année», avait-il publié sur Weibo, le Twitter chinois, deux mois avant sa disparition. «Il a eu une carrière fulgurante, à la Basquiat ou à la Eva Hesse, avec huit ou neuf ans de production seulement, retrace Simon Baker. Après sa disparition, il est devenu encore plus présent grâce à une grande manifestation de tristesse sur les réseaux sociaux.»

«C’était du théâtre»

Originaire du nord-est de la Chine, Ren Hang débarque sans le sou dans la capitale chinoise pour étudier la publicité. Pour tuer l'ennui, il achète un compact Minolta 35 mm. Il commence par immortaliser ses camarades du dortoir de l'université de communication de Pékin. Des nus et du flash déjà. Rapidement, il se fait une petite notoriété dans le milieu chinois, notamment sur les réseaux sociaux, et attire l'œil de la scène internationale. Sur Douban, une sorte d'AlloCiné participatif où les films sont notés, il expose ses œuvres en s'adaptant aux règles de publication du site. «Il a été d'une grande influence dans la jeunesse chinoise grâce à Internet où l'impact est bien plus fort que dans des expositions classiques. Il a fait avancer les choses sur le regard du corps humain, sur l'homosexualité, à une période où ça ne se faisait pas beaucoup en Chine», souffle Wang Lingyun, galeriste et amie de Ren Hang. Il s'inscrit alors dans le courant du sisheying, la photographie privée. Figure de proue de ce mouvement en Chine, Lin Zhipeng, alias N°223, porte un regard chaleureux sur le travail de son confrère, plus jeune que lui : «Ses œuvres ont grandement modifié les perceptions occidentales sur le conservatisme en Chine. Il a exposé au monde une vision de la nouvelle génération chinoise à propos de l'art, de la liberté et de la sexualité.» Des thèmes souvent abordés à travers ses photos dans un pays qui a jugé les productions de Ren Hang pornographique. Le jeune homme a, à plusieurs reprises, dû faire face à la censure à mesure que sa popularité grandissait. Lui a toujours pris soin de dépolitiser son travail, sans nommer ni dater aucune de ses prises de vue : « Il n'a jamais voulu être associé à un mouvement, que ce soit politique ou culturel. Il martelait à longueur de temps qu'il n'y avait aucune signification dans ses productions», se souvient San Niu, amie et modèle des premières heures. Mais le pouvoir sourcilleux de Pékin ne pouvait y voir que de la subversion : «Il était souvent arrêté par la police, mais il avait du recul. Pour lui, c'était du théâtre, un jeu. Ce n'était pas son problème, mais celui de la société», explique Wang Lingyun, qui décrit Ren Hang comme «un enfant qui n'a pas grandi».

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© Courtesy of Estate of Ren Hang and OstLicht Gallery « LOVE, REN HANG »
Exposition du 6 mars au 26 mai 2019 à la Maison Européenne de la
Photographie, Paris.

NE PAS REUTILISERSans titre.

Courtesy of Estate of Ren Hang and Ost Licht Gallery

Après avoir abandonné ses études, Ren Hang commence sa carrière dans son appartement de Sanlitun, le quartier branché à l'est de Pékin. Depuis sa chambre, ou dans les rues de la capitale chinoise, il immortalise ses amis qui sont aussi les premiers à l'aider dans ses shootings. San Niu est l'une d'elle. La jeune femme décrit un artiste épanoui : «Le bonheur est une notion très importante qu'il recherchait à travers ses modèles. S'ils ne prenaient pas de plaisir, il arrêtait la séance.» Les mêmes demandes étaient exigées concernant les candidats qui déposaient ensuite leur CV sur les réseaux sociaux pour devenir modèles. Ils devenaient souvent amis de l'artiste. A écouter San, très émue à l'approche du deuxième anniversaire de la disparition de Ren, la photographie était une échappatoire à la dépression dont souffrait l'artiste : «La photographie n'avait pas de grande signification pour lui, mais il y était très attaché. Il était très heureux quand il prenait des photos dans sa chambre, c'était une façon pour lui de s'exprimer et de trouver la paix.»

Il est décrit par sa bande d'amis comme un garçon chaleureux, ayant le goût des bonnes choses : «Il aimait la bonne bouffe et manger épicé, même si, venant du Dongbei [nord-est du pays, ndlr], il savait que son corps ne le supporterait pas.» «A l'époque, on vivait tous assez près les uns des autres. On mangeait ensemble, on sortait, on avait quelques amis DJ qui organisaient souvent des soirées. Il n'était pas le plus fêtard, mais il aimait bien sortir», avance Bryce, son graphiste.

«Emouvant aux larmes»

Hors de Chine, on s'arrache le prodige. Ses mises en scènes touchées par la grâce, son flash qui électrise les couleurs et sublime les corps dénudés, son esthétique insolente, érotique et humoristique séduit le milieu de la mode et les jeunes galeries. Courtisé par les magazines, les éditeurs, les agents, les galeries, les musées, invitations et publications se multiplient. Capricious, Vice, Purple Fashion, Dune Magazine, Antidote, Néon, lui commandent des séries photos. Carine Dolek, qui s'est occupée de la communication de sa première exposition en France, a assisté à une prise de vue pour Vice : «Les gens étaient heureux de poser en faisant le cochon pendu aux arbres. Il était émouvant aux larmes. Mais c'était compliqué pour lui. Il parlait mal anglais.» Véronique Rautenberg, à l'époque directrice photo du magazine Obsession, le supplément lifestyle du Nouvel Obs, se souvient : «Tout le monde le sollicitait. J'avais convaincu notre styliste qu'il fallait travailler avec lui. Lui voulait shooter avec des animaux. On a trouvé des poules, une chèvre au parc de Saint-Cloud. Et, surtout, une mannequin asiatique, cela le rassurait. Il n'en avait rien à faire de la technique. Mais tout semblait aller très vite, il était un peu déboussolé, ne savait pas vraiment à quel saint se vouer.» Paris, Athènes, Tokyo, Los Angeles, Stockholm, Vienne, Amsterdam le sollicitent. En France, ses passages en galerie, pourtant couronnés de succès - les tirages partent comme des petits pains - ne lui laissent pas toujours un bon souvenir. Il prend ses distances avec la Nue Galerie, à Pantin, qui le fait venir pour la première fois à Paris. «Il est devenu trop gros et Pantin trop petit», remarque Jean-Marc Sanchez, directeur du lieu, qui a vendu 50 tirages en 2014 et continue d'en vendre aujourd'hui sur Internet.

Sans titre.

Courtesy of Estate of Ren Hang and Ost Licht Gallery

En 2016, Ren Hang interdit à la galerie Nicolas Hugo de commercialiser son travail en diffusant un message sur Facebook et Instagram. Des tirages avec de fausses signatures auraient circulé. Chacun veut tirer la couverture à soi, il se laisse aspirer. «Il disait oui à tout, surtout au début, confirme Dries Roelens, de la galerie Stieglitz19 à Anvers, avec qui la MEP a travaillé pour l'exposition. Il n'avait pas vraiment conscience de sa notoriété et était toujours surpris qu'on connaisse son travail. Il est arrivé qu'il demande que le prix de ses tirages augmente en cours d'exposition… Comme les structures n'existaient pas en Chine, il était naïf. Et était surtout heureux de voyager.» Pierre Bessard, éditeur devenu son ami, a publié deux livres de Ren Hang dont The Brightest Light Runs Too Fast, opus à la jaquette thermique avec une jolie fille crachant du lait qui apparaît quand on frotte la couverture - l'ouvrage se vend à nouveau autour de 900 dollars (800 euros) sur le Web. L'éditeur se souvient avoir alors écoulé les 500 exemplaires en trois mois. Un succès fulgurant… «Il ne gérait pas bien son affaire et envoyait ses fichiers à tout le monde. Je lui répétais sans cesse de faire attention. Ren Hang a photographié une jeunesse flamboyante qui avait envie de s'éclater dans un pays carcéral. Il est le symbole d'une contre-révolution culturelle.»

«Un mythe»

A sa mort, la gestion de son œuvre est tombée dans les mains de ses parents, originaires de la province du Jilin, dans le nord-est du pays, et qui ne connaissaient que très furtivement le réel travail de leur fils, tout comme son homosexualité. Ils sont réputés très peu favorables à la diffusion des photos, surtout sa mère, dévastée par le chagrin. Raison pour laquelle il n’y a pas de catalogue de l’exposition à la MEP : on ne peut plus imprimer ni livre ni photo sans l’accord maternel. L’exposition déclaration d’amour de la MEP - «Love, Ren Hang» - est constituée de 150 tirages qui se trouvaient en Europe. Quant à ses précieux poèmes, ils ne sont malheureusement pas traduits. Le seront-ils un jour ? Une édition anglaise non autorisée circule pourtant…

Sans titre.

Courtesy of Estate of Ren Hang and Ost Licht Gallery

Grâce à Ren Hang, la beauté des corps et des visages chinois s'est imposée, au milieu d'un délicat bestiaire : serpents, poulets, oiseaux, iguanes, paons, papillons. Elle est surtout devenue culte. «C'est, pour une fois, une influence qui part de Chine et qui vient à nous, analyse Simon Baker. Il a tant fait avec peu de moyens et a trouvé une véritable alchimie. Ren Hang est devenu un mythe, les filles qu'il a photographiées sont des icônes.»

Le directeur de la MEP compare la situation du jeune photographe à celle de Boris Mikhaïlov, en Ukraine : «Dans un état totalitaire où tout le monde joue quotidiennement son rôl e de bon citoyen, faire une vraie performance à soi, devant un appareil photo, c'est ça la liberté absolue.» Comme influence, Ren Hang citait volontiers le Japonais Shuji Terayama. Cinéaste, poète, homme de théâtre de l'avant-garde locale, ce dernier avait fait de la sexualité le pivot de l'émancipation.

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