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La guerre est arrivée près de chez vous

Un an après la photo d’Aylan échoué sur une plage, le festival de Perpignan expose le travail de deux Grecs qui ont couvert la crise des réfugiés au jour le jour.

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Publié le 31 août 2016 à 06h51, modifié le 05 septembre 2016 à 12h05

Temps de Lecture 6 min.

Un Syrien avec ses deux enfants tentant de débarquer après la traversée depuis la Turquie. Île de Lesbos, 24 septembre 2015.

Au festival de photojournalisme Visa pour l’image de Perpignan, qui a ouvert le 27 août, on s’attendait inévitablement à voir les photos des attentats de la région parisienne, qui ont marqué l’actualité française au fer rouge en novembre 2015. Mais le directeur du festival, Jean-François Leroy, s’est contenté de les montrer dans les projections du soir, lors de la chronologie qui reprend les événements de l’année. Un choix étonnant, qu’il justifie par son refus de céder à un « francocentrisme » :

« Nous avons pris cette décision en février. Nous sommes un festival international, et il y a eu des attentats dans bien d’autres villes. Pourquoi Paris et pas Istanbul ou Kaboul, ou les 293 morts de Bagdad à la voiture piégée ? Et puis, visuellement, rien ne ressemble plus à un corps sous une bâche qu’un autre corps sous une bâche. »

3 000 morts en 2015

C’est une autre thématique qui dominera le festival, la question des réfugiés. L’an passé, l’émotion autour de la photo du petit Aylan, enfant syrien mort noyé dont le corps s’était échoué en Turquie, avait déjà pris les festivaliers de plein fouet. En 2015, près d’un million de personnes sont entrées en Europe par la mer et plus de 3 000 sont mortes pendant la traversée, sans que les pays de l’Union parviennent à s’entendre pour faire face à cette crise. Forcément, le sujet a suscité énormément de travaux photo : « On a eu 500 propositions, poursuit le directeur, en noir et blanc, en couleurs, avec des drones, en camera obscura… »

Des gilets de sauvetage et des débris d’embarcations abandonnés après la traversée de la mer Egée. Méthymne, île de Lesbos, 19 février 2016.

Jean-François Leroy a pris le parti d’exposer les images de deux Grecs, Yannis Behrakis et Aris Messinis, deux photographes d’agences confirmés qui, après avoir roulé leur bosse dans plusieurs conflits à travers le monde, se sont retrouvés à travailler sur des sujets tout aussi tragiques, mais à deux pas de chez eux. « Matériellement, c’est plus facile, car on parle la langue du pays, explique Aris Messinis, photographe en chef au bureau d’Athènes de l’Agence France-Presse (AFP). Mais psychologiquement… on est confronté à des émotions auxquelles on ne s’attend pas. Quand on voit des enfants noyés qui ont le même âge que ceux qu’on va border dans leur lit le soir même, c’est difficile de garder son sang-froid. »

Les images d’Aris Messinis, souvent rudes, montrent de façon crue ceux pour qui le voyage s’est arrêté là : le corps d’un bébé découvert sur une plage, celui d’un jeune garçon rejeté par la mer ou le cimetière édifié pour les victimes de la traversée vers l’île de Lesbos…

Yannis Behrakis, photographe (Reuters) : « Avec mes images, je veux montrer que tout le monde peut devenir un réfugié un jour »

Pour Yannis Behrakis, photographe en chef au bureau de Reuters, le sujet résonne aussi de façon très personnelle : « Ma grand-mère a été réfugiée, et s’est enfuie de Smyrne, sur la côte turque, en 1922. Elle a passé plusieurs années en France avant de pouvoir rejoindre sa famille. Je me souviens des histoires qu’elle nous a racontées. Avec mes images, je veux montrer que tout le monde peut devenir un réfugié un jour. Vous êtes dans un beau salon entouré d’objets que vous aimez, et un an plus tard vous êtes sur les routes à fuir avec votre famille. »

Migrants et réfugiés suppliant la police de les laisser traverser la frontière pour entrer dans l’ancienne République yougoslave de Macédoine. Près du village grec d’Idomeni, 10 septembre 2015.

Pour avoir pendant près de trente ans couvert aussi bien la guerre de Tchétchénie, les deux guerres d’Irak, le conflit israélo-palestinien ou le « printemps arabe », cela fait longtemps que Yannis Behrakis croise des réfugiés. Dans son exposition, on trouve des images de fuite précipitée à différents lieux et dates : Tchétchènes en 1995, Kosovars en 1999, Kurdes pendant la guerre d’Irak en 2003… A chaque fois, les visages sont marqués par la peur, la fatigue, la détermination. « Les photos peuvent sembler répétitives, mais elles sont essentielles pour moi, dit-il. Dans un conflit, les morts sont morts, on ne peut rien faire pour eux. Ce sont les survivants qui sont importants. »

Des migrants passent la nuit dans un champ avant de s’enregistrer au « hot spot » de Moria, sur l’île grecque de Lesbos, le 9 novembre 2015.

« Une mission »

Pour rendre ses sujets proches, le photographe aime à se concentrer sur des histoires à la fois singulières et universelles, comme à Idomeni, ville grecque devenue un cul-de-sac pour des milliers de réfugiés lorsque la Macédoine a fermé ses frontières. Son image devenue célèbre, un père syrien qui porte sa fille et l’embrasse, tous les deux trempés comme des soupes, seuls au monde et à pied sur une route entre la Grèce et la Macédoine, peut sembler terriblement désespérée. Lui y voit pourtant une note d’espoir :

« Ce père est une image de résilience, de courage, d’amour. Il porte sa fille sous la pluie, pendant des kilomètres, vers une vie meilleure. C’est ainsi que je tiens ma fille le soir. »

Les images les plus marquantes d’Aris Messinis ont été prises à Lesbos, île tranquille bouleversée par l’arrivée, en un été, d’un demi-million de personnes. Cette île, le photographe la connaît, il y a passé souvent des vacances étant enfant. Après l’arrivée massive des réfugiés, en 2015, il a pris sa voiture chaque jour pour photographier des scènes apocalyptiques : les bateaux surchargés qui coulent à quelques centaines de mètres du rivage, les cris de terreur de gens qui n’ont jamais vu la mer et ne savent pas nager.

Aris Messinis, photographe (AFP) : « J’ai photographié la guerre, mais je ne m’attendais pas à voir de telles scènes sur l’île de Lesbos »

Des visions plus terribles encore, pour lui, que celles des combats en Libye ou en Syrie. « J’ai photographié la guerre, mais je ne m’attendais pas à voir de telles scènes sur l’île de Lesbos, écrit-il dans l’introduction de l’exposition. La souffrance humaine est la même qu’en zone de conflit, mais savoir qu’on n’est pas en guerre décuple les émotions. » Aris Messinis, comme Yannis Behrakis, a souvent lâché son boîtier et quitté son rôle de photographe, pour sortir un réfugié épuisé de l’eau, et même ramasser un corps. « Certains le font, d’autres pas, ce n’est pas une chose qu’on met en avant… Mais moi, comment pourrais-je dormir la nuit, sinon ? Dans ces moments-là, je m’en fiche bien, de rater une bonne image. »

Lire l’éditorial : A Calais, rien n’est réglé
Des réfugiés et des migrants à leur arrivée sur  l’île grecque de Lesbos après leur traversée depuis la Turquie, le  28 septembre 2015.

« Des héros dans les endroits les plus laids »

Aris Messinis s’est aussi attaché à décrire, à Lesbos, la pression sur toute l’économie de l’île. « Entre les journalistes, les humanitaires… il n’y avait plus de chambre à louer et les restaurants étaient pleins. C’était la saison haute à Lesbos ! », se rappelle-t-il tristement. Il a vu de petites ONG venir sur place davantage pour se faire de la publicité que pour aider les gens : « Tout est toujours une question d’argent : il y a des gens qui souffrent, et d’autres qui font du business. » Yannis Behrakis, lui, souligne cependant la solidarité des gens à Lesbos :

« Dans l’ensemble, ce que j’ai vu m’a rendu plutôt fier d’être grec. Mon pays est en crise, mais j’ai vu des pêcheurs laisser tomber leur gagne-pain pour aider des réfugiés en détresse. Je l’ai vu dans tous les conflits, il y a toujours des héros, qui sont en fait des gens insignifiants et normaux, cachés dans les endroits les plus laids. »

Il veut garder une note d’espoir dans ses images : « Les messages les plus désespérés ne sont pas les plus efficaces pour mobiliser les gens. »

Car, in fine, malgré la sensation de photographier une litanie – naufrages, camps de fortune, marches épuisantes –, tous deux sont persuadés que leurs images peuvent être utiles. « Depuis mes débuts, je crois que les journalistes ont une mission, dit Yannis Behrakis. Les images comme celle d’Aylan, comme celles que j’ai prises à Idomeni, ont fait pression sur les gouvernements. Et il devient impossible de dire qu’on ne savait pas. »

Festival Visa pour l’image, jusqu’au 11 septembre. Soirées de projection du 29 août au 3 septembre au Campo Santo. 22 expositions gratuites dans toute la ville, de 10 heures à 20 heures. Tél. : 04-68-62-38-00. www.visapourlimage.com

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