Introduction
Avant ces quelques mots, je n’avais jamais écrit sur la composition en photographie. Enfin, mis à part cet article Composer une image en noir et blanc [N&B 3/4] qui aborde plus le passage de la couleur vers le noir et blanc et ses implications que la composition en tant que telle, ou certains articles où j’analyse l’œuvre de grands photographes (au hasard : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » ou le leitmotiv d’Henri Cartier-Bresson). Mais dans l’absolu, je n’avais jamais fait de billet portant uniquement sur la composition pour elle-même, et l’usage que l’on peut en avoir en photographie. Non pas que le sujet manque d’intérêt, bien au contraire, mais à mes yeux, il s’agit d’une planche savonneuse, sur lequel il est risqué de se lancer à pleine vitesse, surtout quand on voit qui s’y est déjà cassé la figure1. Si d’apparence la notion peut sembler facile à comprendre et à enseigner, en y regardant de plus près, on se rend vite compte qu’il ne suffit pas de colorier des images dans tous les sens pour traiter le sujet.
C’est un sujet que je trouve passionnant, car il se situe au cœur de ce qui fait la puissance de la photographie en tant qu’art : passer un message. C’est une évidence, mais allons-y : vous pouvez avoir la meilleure idée du monde, si la composition est bancale, la photographie est bancale. L’inverse est tout autant vrai. Ainsi, je n’hésite jamais à conseiller la lecture de l’ouvrage de Mante sur le sujet : il constitue à mon sens une lecture essentielle pour acquérir les bases.
Si l’importance de la composition et de sa maîtrise ne sont pas à démontrer, ce sujet souffre quand même d’un paradoxe : il y a à la fois des règles, qui quand elles sont appliquées fonctionnent, et à la fois pas de règles, car personne (sous-entendu : dans le monde de la photographie d’art) ne les applique de façon systématique. Dit autrement, je peux prendre chaque règle, et vous montrer à la fois qu’elle est efficace, pertinente et fonctionnelle, et à la fois vous montrer une photographie encore plus percutante, qui fait fi de toutes ces règles. On essaie ?
Prenons la sacro-sainte et très appliquée règle des tiers. Elle impose de ne pas centrer son sujet (c’est ennuyeux), de placer les points forts de l’image sur les lignes et points, et surtout de répartir harmonieusement le contenu de l’image entre ces tiers : la règle d’or étant 2/3 de ciel pour 1/3 de sol en paysage, ou l’inverse. Mais surtout pas 50/50 !
Et elle cela marche très bien, voyez par vous même.
L’image de Cartier-Bresson respecte scrupuleusement la règle telle que je viens de l’énoncer, et produit une image forte et marquante, qui fonctionne donc. Même si, dans l’absolu, je doute qu’il ait pensé à tous ces éléments à la prise de vue, et que l’on regarde cela a posteriori (il est facile de choisir dans son œuvre les images qui vont dans le sens de la démonstration, d’ailleurs, sur certaines images il ne l’applique pas du tout, mais bref, on y revient, soyez patients).
A l’inverse, cette photographie de Paolo Pellegrin ne respecte pas du tout les divins préceptes de la règle des tiers. L’image se compose de 2 bandes horizontales (les gens et le vide), le sujet est tout ce qu’il y a de plus centré. Pourtant, elle est parfaitement réussie, et d’une grande puissance narrative, le geste de l’homme est intense (on dirait presque une scène biblique peinte à la Renaissance). Il faudrait être bien assis pour affirmer le contraire sans saigner du nez. Je n’ai pris qu’une seule règle dans cet exemple, mais on peut faire la même démonstration avec toutes.
Du coup, qu’est-ce que l’on fait de ce paradoxe : les règles et les principes de composition, cela fonctionne ou pas ? Dans quelle mesure nous sont-ils utiles ? Faut-il les connaître ?
Commençons par respecter les traditions, avec une bonne vieille…
Définition
Selon Wikipédia, qui une fois n’est pas coutume, dispose d’une définition fort à propos : « La composition photographique consiste en l’arrangement délibéré des éléments visuels d’une photographie. Le but est de choisir et de disposer ces éléments de façon harmonieuse de façon à communiquer des idées (la « signification d’un fait » pour Cartier-Bresson)« . Elle se compose des éléments suivants :
- L’espace sur l’image utilisée pour l’illustration,
- La perspective, la disposition spatiale des objets sur l’image, la profondeur de champ, et tous les procédés qui donnent l’impression de profondeur sur une image bidimensionnelle,
- La ligne ou direction suivie par les yeux lorsqu’on lit l’image,
- Les points d’attention, qui attirent l’œil, et leur répartition
- Le jeu sur les tons clairs ou sombres, les textures.
- La ligne d’horizon, la profondeur de l’image .
- Les différents plans de l’image
Il s’agit là des grandes lignes, mais qui résument quand même une bonne partie du sujet. La photographie n’est pas une science, aucune théorie ne peut traiter ses principes de manière exhaustive ni les définir clairement. Si vous voulez aller plus loin, en plus de l’ouvrage de Mante déjà cité, je vous conseille ce livre de Shore (Shore, S. & Lablanche, D. (2010). Leçon de photographie la nature des photographies. Paris: Phaidon.) résumé en partie dans ce billet : Comment retranscrire le monde en photographies ? (par S. Shore)
Autre détail qui va sûrement m’attirer les foudres de certains puristes (venez toujours jouer en commentaire, on verra qui est Zeus) : la composition se décide parfois après la prise de vue. Cela varie énormément selon le genre photographique que l’on pratique (forcément, un paysagiste aura plus de temps de la peaufiner à la prise de vue qu’un photographe de rue), mais on ne peut tout voir, tout calculer, tout concevoir selon notre goût lors des quelques fractions de seconde du moment de la prise de vue. C’est un fait qui saute aux yeux quand on jette un coup d’œil attentif aux planches contacts des grands photographes : leurs compositions si parfaites, qui répondent si bien à leur « style », ne sont en réalité souvent qu’une seule image dans un flux, qui a été choisie a posteriori parmi plusieurs essais. Produite à la prise de vue certes, mais validée et canonisée bien après.
D’ailleurs, la retouche est aussi un autre outil de composition qui s’utilise après la prise de vue. Je n’entrerai pas plus dans ce sujet, mais retenez ceci : les ayatollahs de la composition parfaite dès la prise de vue, révélatrice du talent immense de son auteur, sont souvent à côté de la plaque, tel Jack après le naufrage du Titanic.
Ceci étant dit et posé, j’aurais pu choisir d’approcher ce sujet par le classique (mais pas pour autant efficace) : « Apprenez-les en débutant et oubliez-les après« . C’est à mon avis une façon un peu simpliste de contourner le problème : est-ce que les pianistes oublient leurs gammes une fois passé un certain niveau ? Non, c’est une hérésie. On peut même en inventer de nouvelles !
– Tu parles de quoi ?
– J’te parle de moi, j’te parle de faire des choix. Si tu renonces à rien tu choisis pas.
Casseurs Flowters – Inachevés
J’ai donc privilégié une approche différente : il va s’agir, comme il est d’usage sur ce Blog, de partir de vous, de vos aspirations et d’agir en fonction d’elles. Point de jugement de valeur ici, chacun sa pratique, et de toute façon, il est toujours plus efficace de savoir où vous voulez aller et de vous donner les moyens de le faire, que de tâtonner dans le noir en faisant n’importe quoi sans jamais se poser de questions. Avoir une vision juste de sa pratique, c’est placer le curseur de ses exigences au bon endroit.
A mon sens, il y a deux façons d’aborder la composition en photographie, celle de l’artisan et celle de l’artiste. Ces deux approches peuvent produire des résultats similaires ou très différents, mais ça n’est presque pas le sujet. Là où elles se différencient fondamentalement, c’est dans leur façon de gérer l’apprentissage de la composition. Avant de voir en détails de quoi il retourne dans chaque cas, une petite précision : comme les chats la nuit, cette situation n’est faite que de gris. Souvent, on n’est jamais entièrement l’un ou l’autre, blanc ou noir. Beaucoup de photographes vont commencer par être artisan puis artiste (l’inverse me semble plus improbable), mais comme je le disais il y a quelques lignes, dans ce changement il ne sera pas question « d’oublier pour faire autrement », mais plutôt de changer son approche et, petit à petit, de remplir son réservoir d’un autre carburant. En revanche, si vous démarrez la photographie, vous pouvez dès à présent choisir votre camp.
Artisan
L’artisan va employer un nombre de règles (techniques, méthodiques, de composition) qui vont lui permettre d’atteindre l’idéal esthétique de son époque. J’insiste : l’idéal-esthétique-de-son-époque. Il ne s’agit pas de produire de bonnes ou belles photographies, tout simplement parce que cela n’est pas possible de façon mécanique. J’ai déjà traité ce sujet sur ce Blog, mais voici un rapide résumé :
- La notion de « beau » se périme avec le temps, et il n’est pas possible de définir celui-ci clairement. C’est pourquoi Kant dans sa Critique de la faculté de juger analyse le jugement du beau, pas le beau en soi (voir La démarche photographique).
- Comme il n’est pas possible de définir le beau, Hegel, faisant suite à l’œuvre de Kant, explique dans son Esthétique que l’application de règles fait de vous un artisan, et non un artiste (voir Et si on cassait du cliché à coups de pelle ?).
- Il n’existe pas de « bonnes » photographies (ni de « mauvaises » d’ailleurs), car on ne peut pas non plus définir une échelle de notation commune et universelle qui permettrait de définir de façon efficace, répétable et juste ce qui est bon et ce qui ne l’est pas (Voir Y a-t-il des bons et des mauvais photographes ?).
- Roland Barthes dans La chambre claire développe la notion de Punctum, soit ce qui interpelle dans l’image, point le lecteur. Il y dit « ce que je peux comprendre ne peut me poindre« , par définition, cette part de mystère qui fait partie de la magie de la photographie n’est pas mécaniquement reproductible (voir Quand Roland Barthes met les choses au clair).
Ainsi, si vous avez une approche d’artisan, vous ne pouvez pas dire « je veux juste faire de belles images« , car cela n’aurait pas vraiment de sens. Vous visez simplement à atteindre le canon esthétique qui est celui de notre époque (je ne vais pas plus développer cette partie, il me semblerait étrange de vouloir viser les codes esthétiques du XIIIe siècle).
Cependant, et je le redis, il n’y a pas de jugement de valeur ici. Vous avez le droit d’avoir cette approche d’artisan, qui n’est ni meilleure ni moins bien que celle d’un artiste : si elle vous donne satisfaction, vous n’avez pas à rougir de la choisir. La photographie, même si c’est un art, peut parfaitement être abordée comme un simple loisir. Et puis, il vaut mieux être un bon artisan qu’un mauvais artiste, bien que l’on ait tendance à valoriser l’inverse. D’ailleurs, si souvent je critique l’application mécanique de règles toutes faites, ce n’est pas contre ces règles en soi, mais contre l’usage qui en est fait. On ne peut les employer et se targuer d’être un artiste, c’est conceptuellement incompatible. En revanche, si vous êtes droits dans vos bottes, et que cela correspond à vos aspirations, foncez.
Pour être un artisan, vous devrez donc avoir une approche quasi-scolaire de la composition. Il s’agira de trouver des sources fiables (donc on privilégie une bibliographie sérieuse plutôt que des vidéos YouTube aux auteurs douteux), en incorporer les préceptes et les appliquer dans votre propre pratique.
Artiste
Découle des paragraphes précédents un fait qu’il sera bon de rappeler à certains esprits : il ne faut pas voir de prétention dans le statut d’artiste, que ça soit dans sa perception ou dans la déclaration d’en être un. C’est simplement que vous avez une approche différente de la pratique (photographique en l’occurrence). C’est comme pour le ping-pong (oui, j’utilise vraiment cet exemple) : certains le pratiquent comme un loisir, d’autre comme un sport. Les exigences et les approches sont différentes, et aucune n’est « mieux » que l’autre.
Être un artiste, c’est vouloir aller plus loin, c’est avoir une faim qui ne peut être rassasiée. Et là, les règles de composition ne vous seront d’aucune utilité. La plupart d’entre elles ne sont que des généralités tirées des œuvres de plein d’artistes, elles sont fonctionnelles car éprouvées, chargées d’autorité, mais ne vous apporteront pas ce que vous cherchez : vous exprimer pleinement.
Ce que vous avez besoin d’apprendre, concernant la composition et l’expression par l’image ne peut être formulé dans des théories générales qu’il suffirait de réappliquer. On entre ici dans le domaine de l’acharnement, du tâtonnement et de l’empirisme, dans ce que j’appelle « le travail de fourmi.«
Les fourmis gambadent sur Terre depuis 300 millions d’années. Elles vivent dans une société réglée comme du papier à musique (1/3 d’entre elles ne font rien, 1/3 fait quelque chose mais qui ne sert à rien, et le dernier tiers travaille correctement), elles ont toutes à manger, et ne fabriquent pas de bombes nucléaires. De notre côté, cela fait à peine 50 000 ans que l’on a eu l’idée de se balader avec un slip propre, et sans pousser les vérifications. Il y a donc quelques leçons à tirer de leurs façons de faire, et l’une d’entre elles est lié à leur façon d’aborder les problèmes.
Individuellement, les fourmis sont efficaces, mais pas de quoi casser 3 pattes à un canard. C’est dans leur approche collective-empirique des problèmes qu’elles sont redoutables. Quand il y a une tâche dont elles doivent s’occuper (le plus souvent c’est aller chercher de la nourriture), elles ne réunissent pas en grandes assemblées, où elles discuteraient de la façon de faire, puis se mettraient en marche une fois tout le monde d’accord, parce que c’est leur prooooooojeeeeeet. Non, non, non. Elles partent toutes dans tous les sens et testent toutes les possibilités. Jacqueline va voir sous les feuilles, Josiane657 (il y a beaucoup plus de Josiane que de Jacqueline chez les fourmis) va voir derrière le tronc, Martine sur le tronc, etc. La première qui trouve quelque chose laisse une trace de phéromones plus forte au retour, ce qui attirera les autres fourmis, qui feront pareil si elles jugent la piste intéressantes, et cela, jusqu’à ce que la somme de ces traces de phéromones rendent la piste irrésistible et que toutes les fourmis s’y précipitent.
Eh bien analyser la composition dans le cadre d’une approche artistique, c’est faire ce travail de fourmi. Que ça soit un apprentissage basé sur une analyse de l’existant, ou sur la pratique, l’approche est la même : il faut tout tester, tout regarder, tout scruter, et une fois que l’on trouve un filon intéressant, le creuser jusqu’à son épuisement. Vous devez comprendre ce que vous aimez, et pourquoi ça marche. C’est ce que j’ai fait avec William Klein par exemple, j’aime beaucoup son approche chaotique de la composition, l’aspect organique de ses images. Et pour découvrir que c’était ça que j’appréciais et le comprendre, il m’a fallu analyser toutes ses images. Pourquoi il a mis ça là ? Pourquoi ces temps de pose ? Comment agissent-ils sur le message ? Est-ce que le fait qu’il utilise une focale large n’est pas lié au ressenti que l’on a devant la photographie, à l’impression d’y être aspiré ? Etc. C’est cette approche qui aboutit à la rédaction d’articles comme Toute l’intransigeance du noir et blanc, en trois œuvres magistrales, et le billet retranscrit ce travail de fourmi effectué sur trois ouvrages.
Ce que l’on apprend avec cette méthode ne peut être appris autrement, et est beaucoup plus profond que de simples généralités fonctionnelles sur la composition. On touche à ce qui fait l’individualité des photographes et de leurs œuvres. On est plus dans le domaine du « voici ce qui a été fait, pourquoi et comment » que du « voici comment faire ».
Avec le temps, de cette approche naît un répertoire, on pourrait appeler cela des gammes, comme celles qu’on l’on utilise en musique, et l’on y puise en fonction des situations et des besoins. Pour continuer l’analogie : j’ai appris la gamme pentatonique que je vais utiliser pour des solos rock, et la gamme majeure pour le jazz par exemple. Je fouille dans mon répertoire pour trouver des mélodies, des rythmes, des techniques qui produiront le bon effet au bon moment. Tout cela est très instinctif, pendant un solo, je ne sais jamais pourquoi je joue un Ré à tel moment, c’était simplement ce qui m’a semblé, parmi les éléments à ma disposition, le meilleur à employer à ce moment là. Il n’y a pas de réflexion, ce n’est pas mécanique. L’appréhension et l’acquisition de la composition dans une approche artistique de la photographie, c’est pareil. Faites ce travail de fourmi pour vous armer (je peux le vulgariser dans des articles à votre place, mais rien ne remplace vraiment ses propres analyses), puis en fonction des situations puisez dans ce que vous aurez acquis.
Pour illustrer cette approche, nous allons nous pencher sur l’exemple de Garry Winogrand.
L’exemple de Garry Winogrand
Alors, pour être clair, étudier Garry Winogrand c’est une plaie. Né le 14 janvier 1928 à New York et mort le 19 mars 1984 à Tijuana, il a laissé lors des 5 et demie décennies de son passage sur Terre une œuvre colossale (100 000 photographies développées, et 250 000 non développées / tirées, c’est l’estimation basse) dont il est impossible d’avoir une vision globale. Faire une sélection pour cet article a été un petit enfer, heureusement j’ai été aidé dans cette tâche par l’excellent ouvrage de Geoff Dyer qui m’a bien prémâché le boulot.
Avant de démarrer, parlons un peu de sa pratique dont l’apparence pourrait choquer les puristes de la composition parfaite. Il y a deux éléments à connaitre de la pratique de Garry Winogrand :
- Il n’en avait pas « rien à faire » de la composition, et ne produisait pas « des images bancales ». Il considérait juste que le fait d’avoir la ligne d’horizon bien droite était bon pour les photographies « fine art« , mais pas pour les siennes. Il photographiait la vie comme elle venait, mais ne négligeait pas pour autant les lignes dans ses images, c’est juste que l’horizon n’était systématiquement aligné aux bords supérieurs et inférieurs de l’image. En revanche, les lignes sont toujours travaillées dans ses images.
- Il ne prend pas des « instantanés » (snapshot en anglais), d’ailleurs, il dit lui même que le terme est d’une débilité profonde, qui désigne la plupart du temps les photographies familiales / prises à la légère, qui sont paradoxalement souvent posées et sur lesquelles tout le monde sourit. C’est assez éloigné de la photographie de rue telle qu’il la pratique.
Winogrand approche la rue comme un théâtre, duquel il essaie d’arracher des images. Il photographiait énormément et toujours l’œil dans le viseur (il disait qu’on perd le contrôle sur son cadrage sinon, ce qui est paradoxal parce que je doute qu’à la vitesse où il visait il ait eu le temps de cadrer beaucoup. Il montait l’appareil à son œil une fraction de seconde, regardez sur YouTube c’est impressionnant. Donc pas de prise de vue à la hanche / main levée pour lui).
PS : toutes les photographies ci-dessous sont de Winogrand.
Combien de temps peut-on mettre dans une image ?
On pense à tort qu’une photographie ne correspond qu’à 1/125e (si c’est la vitesse que vous avez utilisée, hein ?) de la réalité : mais est-ce vraiment le cas ? De par la narration induite par la composition, combien de temps peut-on mettre dans une image ?
Garry Winogrand, dans l’image ci-dessous, nous répond : « Beaucoup ».
Tous les éléments de la composition tendent à renforcer cette idée. La scène a lieu dans un aéroport, donc la notion du voyage qui est présente. Un homme tient un panneau indiquant « Bienvenue en Californie Jane« , la femme arrive (ou revient) d’ailleurs et est attendue. Il semble heureux de la retrouver, et il est accompagné de trois enfants. Observer ces éléments nous questionne : Depuis combien de temps l’attendaient-ils ? Pourquoi cet évènement semble-t-il important ? Et tout ça dans une seule image. Le travail de fourmi c’est faire cette analyse là. Aucun manuel ne vous l’apprendra.
Couleur ou noir et blanc ?
En se penchant sur les images de Winogrand, on remarque une chose (qui doit sans doute aussi être évidente dans les œuvres d’autres artistes) : la couleur isole, elle est cinématique, le noir et blanc lui, renvoie à la notion de passé (et pas au passé directement, les images suivantes ont été prises à la même époque).
C’est particulièrement visible dans la photographie ci-dessous. La couleur nous donne l’impression qu’elle sort d’un film, le ciel bleu et l’étendue de blanc donnent à l’image un air irréaliste.
Comme le dit L.P. Hartley : « The past is a foreign country » (« Le passé est un pays étranger »). Et c’est d’autant plus vrai quand l’image est en noir et blanc. Comme nous voyons le monde en couleurs, l’absence de couleur nous éloigne de l’image et de son contenu. Dans l’image ci-dessous, les habits dans la vitrine renvoient à une époque plus lointaine (les années 50-60), et cette distance aurait été moins grande si l’image avait été en couleur.
Aller plus loin que l’image
S’il y a bien une chose que Winogrand sait faire, c’est transformer ce théâtre d’opérette qu’est la rue en quelque chose de plus grandiose. De par son approche, il arrive à rendre ses photographies plus intéressantes que ce qu’elles montrent. Prenons cet exemple :
L’image présente deux hommes qui attendent, mais est-ce vraiment tout ?
Non. Leur attitude, les costumes, la valise, avec un peu d’imagination on n’est pas loin de penser qu’il pourrait s’agir de deux mafieux qui quittent la ville après un gros coup. Ils ont trahi leurs comparses et attendent le bus qui les emmènera loin, anxieux (l’homme semble faire les 100 pas), à l’idée de se faire rattraper avant.
Une galaxie de détails
Quand une photographie de rue fonctionne, c’est souvent grâce à une galaxie de détails. Dans cette image, une jeune femme (il est possible qu’il s’agisse d’une actrice connue, selon Geoff Dyer), donne de la monnaie à un homme noir qui mendie avec un panneau indiquant qu’il est sourd et aveugle. La femme donnant l’argent forme un petit trio avec les deux autres femmes derrière elle, l’une passe sans prêter attention à la scène, tandis que l’autre semble interloquée : par le geste ou par la présence du photographe. De même, derrière l’homme qui mendie se trouvent deux femmes noires qui ont aussi un air interrogateur, pour quelles raisons ? En bas à droite de l’image on aperçoit les oreilles d’un chien et le bout d’une laisse. Appartient-il à l’homme qui est aveugle ou à celui qui passe derrière lui au moment de la prise de vue ? Enfin, il y a « Plain & Fancy » écrit sur la devanture dans le fond. Cela pourrait être la façade d’un magasin qui vendrait des produits (ordinaires et fantaisistes, c’est la traduction), un clin d’oeil à la photographie de Winogrand. Il s’agit aussi du nom d’une pièce de théâtre, mais le véritable spectacle n’aurait-il pas lieu sur le trottoir ?
Une galaxie de détails, je disais.
Une composition sans théorie
Même quand les compositions sont riches d’idées, il est difficile d’en tirer des règles génériques. Dans la photographie ci-dessous, on remarque que l’étage de la maison et l’arrière de la voiture sont composés de formes similaires : un aplat blanc, avec une forme au centre (un carré pour la fenêtre de la maison, un rond à l’arrière de la voiture), entourées de 2 triangles (pointant vers l’extérieur dans un cas, vers l’intérieur dans l’autre), la maison est surplombée de blanc quand la voiture l’est de noir. On retrouve la forme triangulaire du toit dans le fond, sur ce qui semble être une autre maison. Faite de courbes, lignes, formes, cette image fait que notre regard rebondit dans tous les sens. Mais comment en tirer une règle générale à appliquer partout, comme l’artisan le rechercherait ? Vous ne pouvez pas, si ce n’est dans une maxime si générique qu’elle perd toute substance, et qui se formulerait comme suit « pensez à utiliser des formes géométriques ».
L’influence du photographe dans sa propre image
Après les articles De l’influence des autres sur nos photographies (avec Aurélien Pierre) et De l’influence de l’influence sur nos photographies (avec Aurélien Pierre), je rappelle une nouvelle fois Aurélien Pierre pour… Non, je déconne, détendez-vous.
Certaines images de Winogrand nous questionnent sur la place du photographe dans ses propres images, et sur son influence quant au contenu. S’il n’y a pas de bonnes pratiques en la matière, la question doit se poser à un moment, et ses photographies nous permettent de voir le résultat d’une forte présence du photographe dans l’image.
Dans la photographie ci-dessous, outre le jeu des regards des hommes vers les femmes, et l’amusement que l’on peut avoir face aux tenues (les hommes tous en costume, les deux femmes habillées de la même façon), la femme de gauche semble réagir à la présence de Winogrand (juste devant elle), quand celle de droit s’en amuse.
Winogrand était souvent discret, rapide, et essayait au plus possible de passer pour un idiot perdu dans les boutons de son appareil. Mais cela ne l’empêchait pas de se faire repérer quelquefois, et que sa présence fasse réagir ses sujets. On sort donc de la photographie de rue d’observation pure (celle que j’ai tendance à aimer, où je n’influence rien de l’image) pour aller vers des images jouant sur le rapport photographe / sujet. A vous de voir quel camp vous choisissez.
Conclusion
La composition en photographie est sujet à des paradoxes quant à l’usage des règles. Une façon de s’en débarrasser est d’aller joyeusement de l’avant, en séparant l’approche de la composition en deux pratiques : les artisans s’appuyant sur des règles pour produire le résultat que l’on attend d’eux, et les artistes, qui vont devoir creuser, via l’œuvre d’autres photographes et via la pratique, pour se composer un répertoire (comme des gammes en musique) à réutiliser selon les besoins. Aucune des approches n’est meilleure que l’autre, cela dépend juste de ce que vous souhaitez faire.
Si vous voulez découvrir plus de choses sur Garry Winogrand, je vous invite à lire cet article d’Eric Kim (en anglais), il l’a écrit avant que sa passion pour les schémas ridicules n’advienne : 10 Things Garry Winogrand Can Teach You About Street Photography.
- Ou tente d’aborder le sujet, sans déjà savoir s’habiller correctement. Sérieusement, qui porte des chemisettes ? ↩︎
J’ai écrit cet article en écoutant cette playlist :
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