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Non, le selfie n’est pas du narcissisme (c'est plus grave)
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Non, le selfie n’est pas du narcissisme (c'est plus grave)

Par Jean-Yves Chevalier

Publié le

Cet article est à retrouver dans le "Carnet des médiologues" où vous pouvez retrouver Régis Debray et sa bande chaque semaine.

Le procès en narcissisme n’a pas débuté avec l’invention du selfie. Le terme de selfie apparaît au début des années 2000, sa pratique est intimement liée au développement du smartphone. Mais le reproche de narcissisme poursuit la photographie depuis ses origines. Baudelaire, écrivait ainsi (salon de 1859) : « la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal ». L’accusation avait depuis perdu de sa vigueur, vigueur qu’elle a retrouvée avec la pratique omniprésente du selfie. On peut le comprendre. Même si on fuit les réseaux sociaux, que l’on refuse de visionner les images de ses proches dans les différentes situations dans lesquelles ils se sont pris en photo, on ne peut échapper à l’infernal déploiement d’individus postés devant un monument, un paysage ou dans la rue, devant une devanture ou à côté des pompiers si, par chance, il y a un accident. Les politiques (comme les sportifs ou les vedettes de cinéma) ont bien compris qu’il leur était impossible de ne pas se plier à l’exercice : un président de la République qui refuserait un selfie lors d’une visite en province risquerait sinon la révocation du moins sa réélection. Mais on ne peut s’arrêter au désagrément que le selfie suscite, d’autant qu’on est bien obligé d’avouer qu’on peut à son tour succomber à ses attraits. De quoi le selfie est-il le signe ? Est-il la manifestation de l’individualisme triomphant (on parle au Québec d’« égoportrait »), d’un amour de soi pathologique dont rend compte l’accusation de narcissisme ? En quoi est-il différent d’une simple photographie ou de l’image du miroir ?

L’image que la photographie nous propose est celle que les autres voient, c’est en cela qu’elle n’est pas narcissique

L’image renvoyée par le miroir est une image symétrique. C’est une image inversée. Les surréalistes en ont mesuré l’enjeu, comme on peut le voir sur ce tableau de Magritte, La reproduction interdite :

Si je tiens un livre dans ma main droite, c’est un homme qui porte un livre de la main gauche qui me fait face. Ce n’est pas Narcisse qui apparaît à Narcisse dans le reflet de l’eau, c’est un autre. Ce que le miroir dévoile, ce n’est pas le monde tel qu’il est, c’est l’inverse du monde. L’image dont Narcisse tombe amoureux n’est pas celle qui séduit ses prétendants. Avant la photographie, il existait – pour certains, peu nombreux – les portraits peints permettant d’avoir une image de soi non inversée, d’avoir l’impression de porter sur son image le même regard, direct, que celui des personnes de son entourage. Mieux, le portrait servait à imposer aux autres l’image de soi, flatteuse, que grâce au talent du peintre on voulait donner. Et la photographie arriva. La chambre noire, bien sûr, renversait plus complètement l’image puisqu’elle inversait aussi le haut et le bas. Mais, la chambre était noire, justement, ce retournement passait inaperçu et le résultat fournissait une image fidèle au « réel ». La photographie offrait à tous la possibilité d’accéder au portrait, de manière quasi-illimitée et avec une impression de « vrai », de conformité sans égale. Elle ne donnait ni une image inversée, celle du miroir, ni une image imposée, maîtrisée qui était celle du portrait peint. L’image qu’elle nous propose est celle que les autres voient, c’est en cela qu’elle n’est pas narcissique. Le livre, je le tiens bien dans ma main droite. Le grain de beauté sur la joue droite, il est bien sur la joue droite de l’homme que l’on voit sur le cliché pas sur la joue gauche du type que je regarde tous les matins dans le miroir en me rasant. Ce n’est pas un reflet que j’ai sous les yeux, une image symétrique qui nécessite une conversion, un effort de recomposition (donc une mise à distance peut-être salutaire), c’est moi, le triste moi que les autres ont sous les yeux. Narcisse en eût-il été plus amoureux ?

Il en eût, en tout cas, comme tous été fasciné. Voir son image révélée (d’abord chimiquement par le révélateur) était une rupture avec la représentation fugitive et inversée du reflet. Mais le photographié restait dépendant de l’opérateur ; il accédait à son image telle que les autres la voyaient en ayant besoin d’un autre, le photographe. Le rêve d’être l’auteur de cette image, de porter, enfin, sur lui-même le regard que portaient les autres était hors de portée. Une première solution fut offerte par la diffusion, dans les années 1950, du retardateur sur les appareils photographiques. Le sujet pouvait se prendre en photo, c’est-à-dire non seulement voir son image comme les autres la voyaient (après développement), mais être lui-même ce regard « autre » porté sur son image. Il pouvait, aussi, inscrire ce regard dans un paysage, devant un monument, un cadre qu’il pensait valorisant. Le retardateur réalisait une première fusion du « sujet regardant » et du « sujet regardé » dont parle Barthes. Mais cette fusion n’était pas instantanée, elle nécessitait un dispositif contraignant - un pied photo -, le temps de latence (ponctué de bip-bip) permettant au photographe de rejoindre la photographie et surtout l’attente du développement.

Problème résolu

Le numérique et le selfie ont résolu le problème. Désormais, tout est instantané. Le sujet regardant et le sujet regardé semblent coïncider, le temps de la prise de la photo et du regard porté sur elle se superposent (avec, de plus, celui de la diffusion). Mais Narcisse n’a pas disparu. Quand vous mettez à distance votre smartphone pour prendre le selfie avec la femme de votre vie, l’image que vous renvoie l’appareil est celle du miroir, elle est inversée. La femme de votre vie paraît être à votre gauche alors qu’elle est à votre droite. Mais dès que vous prenez la photo et la regardez, la femme de votre vie est revenue à votre droite. Ce n’est pas seulement le sujet regardé et le sujet regardant qui coïncident, c’est l’image inversée du miroir et l’image photographique, le regard de Narcisse - son propre regard - et celui des autres. On passe instantanément du « stade du miroir », cher à Lacan, à la vision de soi qu’ont les autres. C’est vertigineux. Il y a de quoi rendre fou, nous y sommes.

L’appareil dans la main droite (résultat du selfie), le reflet du miroir le montre tenu de la main gauche.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne