Mort du photographe Robert Frank : "La photo, c’est un voyage solitaire"

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Mort du photographe Robert Frank : "La photo, c’est un voyage solitaire"

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Le photographe américain Robert Frank avec son Leica en 1954
Le photographe américain Robert Frank avec son Leica en 1954
© Getty - Fred Stein Archiv

le fil culture. Le photographe américain d'origine suisse a révolutionné l'histoire de la photographie avec "Les Américains" (1958), un livre de clichés issus de ses voyages en voiture à travers les États-Unis. Il avait, par la suite, réalisé de nombreux films.

"Avec ce petit appareil photo qu'il lève et enclenche d'une seule main, il parvient à aspirer le poème triste de l'Amérique sur sa pellicule, s’élevant ainsi parmi les poètes tragiques du monde." Voilà comment l’écrivain de la Beat Generation Jack Kerouac décrivait le photographe Robert Frank, décédé lundi 9 septembre à Inverness en Écosse, à l'âge de 94 ans. Il était l’un des photographes les plus influents du XXe siècle, célébré notamment pour son portrait de l'Amérique des années 1950 publié dans The Americans, véritable manifeste photographique. Son style, brut et expressif, a profondément marqué le courant de la photographie documentaire. 

Photographier sur le vif

Né en Suisse en 1924, Robert Frank se passionne très jeune pour la photographie, un art qu’il découvre dans le cadre d’un apprentissage auprès du photographe et graphiste Hermann Segesser, passionné de l’œuvre de Paul Klee, qui l’initie à l’art moderne. Le jeune photographe poursuit sa formation dans le studio de Michael Wolgensinger, assistant à l’école d’arts appliqués de Zurich. Robert Frank s’essaie alors au photojournalisme, documente en images des sujets de la vie quotidienne, prend des photos sur le vif, dans les cafés, dans la rue, partout. A l’âge de 23 ans, il arrive sur le sol américain en tant que réfugié artistique. Plein d’espoir et d’envies, il montre son travail au photographe Alexey Brodovitch qui l’engage au Harper´s Bazaar. Très vite, le photographe se sent étranger au monde très mercantile de la mode. Il veut faire des expérimentations plastiques, comme André Kertész ou Bill Brandt, photographes novateurs qu'il admire. En 1949, muni d’un Rolleiflex ou d’un Leica, Robert Frank voyage à la recherche de nouvelles images à saisir. En Espagne, en Angleterre et en France, flânant dans les rues, il capture l’esprit d’une vieille Europe en train de se transformer. Les prises de vue des boulevards, des jardins publics et des vendeurs de rue évoquent les célèbres photos documentaires réalisées à Paris par Eugène Atget au début du XXe siècle.

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"The Americans", renouveau de la photographie documentaire

De retour aux États-Unis en 1953, il obtient une bourse de la Fondation Guggenheim pour documenter la civilisation américaine. Cette mission qui l’occupe pendant quatre ans, va changer le cours de sa carrière et profondément marquer l’histoire de la photographie. Frank révèle aux yeux du monde une nouvelle iconographie du pays de l’oncle Sam, bien loin du rêve américain : les visages anonymes, saisis dans l’instant, de paysans assis sur les bords des routes qui traversent les immenses territoires du Nouveau-Mexique, des passants pressés dans la foule, perdus dans le décor d’une jungle urbaine en plein croissance, des travailleurs fatigués à la sortie des usines de Detroit, des couples d’adolescents près d’un cinéma drive-in, des casinos du Nevada, des familles réunies lors de funérailles, qui ignorent la présence de l’objectif de Robert Frank... Sillonnant l'Amérique en voiture, le photographe a pris plus de plus de 28 000 photographies. « Vous regardez ces photos, et à la fin vous ne savez plus du tout quel est le plus triste des deux, un jukebox ou un cercueil », écrira Jack Kerouac. 

Cette série en noir et blanc, publiée aux États-Unis en 1959 (un an plus tôt en France) dans un livre intitulé The Americans, révèle une esthétique bien différente de celle du photojournalisme pratiqué alors, caractérisée par des images nettes, claires et de composition classique. Les images de Frank au contraire, sont prises sur le vif, granuleuses, apparemment déséquilibrées, parfois floues, à tel point que le magazine Popular Photography, évoquant "leurs expositions boueuses, leurs horizons ivres et leur manque général de confort", les juge inintéressantes. Pire encore, elles ne peuvent être que l’œuvre d’un "homme sans joie qui déteste son pays d’adoption" ! Dans un article publié dans Vanity Fair, le journaliste américain Charlie LeDuff revenait sur le scandale suscité par ces images : "le mythe était important à l'époque. Et soudain arrive Robert Frank, l'homoncule velu, le juif européen avec son 35 mm. Leica, prenant des photos de vieux hommes blancs en colère, de jeunes hommes noirs en colère, de dames du sud désapprobatrices et sévères, d'Amérindiens dans des salons ou des ruelles de New York, de la ségrégation au sud de la ligne Mason-Dixon, de l'amertume, la dissipation, le mécontentement." La reconnaissance viendra plus tard. Ce travail lui vaudra même l’appellation de "Manet de la nouvelle photographie" de la part de la critique culturelle Janet Malcolm. 

Dans The Americans, Frank dévoile la  photographie dans ce que qu’elle a de plus crûment photographique. (...) Au diapason de l’instantané, il a montré que l’appareil photographique est un médium plus doué que les autres pour nous révéler les choses sous leur pire aspect. La profonde misanthropie de la caméra… Frank n’était pas le premier à dénoncer la vacuité et le chaos de notre société de consommation. Mais il était le premier photographe à transformer en vertu stylistique le vide fondamental et le phénomène chaotique de la photographie. Janet Malcolm, à propos de The Americans ( dans “Two Roads, One Destination”, Diana and Nikon, Boston, David R. Godine, 1980)

D'une pellicule à l'autre, l'aventure du cinéma

Depuis la fin des années 1950, Robert Frank était aussi cinéaste. Le cinéma est pour lui une révélation : "tout de suite après avoir achevé The Americans, je réalisai mon premier film, je sus que le cinéma était primordial.  Rien ne vient facilement mais j’aime les difficultés, et les difficultés  m’affectionnent". Ses films prolongent les explorations formelles et l’esthétique documentaire de son œuvre photographique : Pull My Daisy (1959) fait le récit d'une Beat Generation que Frank connaît bien, Jack Kerouac y appose sa voix pour la bande-son. Cocksucker Blues (1972), retrace la tournée la plus attendue des Rolling Stones aux États-Unis,  juste après la sortie de l'album Exile on Main Street. En 1987, Robert Frank sort Candy Mountain co-dirigé avec Rudy Wurlitzer, un road-movie tourné entre New York et Cap Breton en Nouvelle-Écosse, dans lequel il célèbre cette culture américaine qu’il a explorée tout au long de sa carrière.

En novembre 1987, Robert Frank, de passage à Paris à l'occasion de la sortie au cinéma de Candy Mountain, s'était entretenu avec Serge Daney dans l’émission de France Culture Microfilms. Il y faisait la distinction entre la photographie, qui l'a fait connaître, et sa carrière de réalisateur :   

Robert Frank (Microfilms, 29/11/1987)

39 min

Premièrement, ce que je tâche de faire, c’est de ne pas prendre de bagages de photographe avec moi dans la chambre de cinéma. Je laisse ça derrière. Pour moi, le cinéma ça n’est plus la photo, c’est raconter quelque chose, ça a du rythme, ça bouge, ça communique ! La photo c’est un voyage solitaire qu’on fait. On produit une image qui est bien composée, mais ça reste une pièce papier. Le cinéma ça bouge tout le temps, on crée un rythme, on doit expliquer aux gens ce qu’on veut dire, comment on veut le dire, c’est tout à fait autre chose.

Pour moi la politique c’est de vivre comme je vis. Les photos, "Les Américains", le livre, je regardais le système où je vis. J’ai tâché de dire quelque chose sur ce système, comment ça marche. Il y a un parallèle avec "Candy Mountain" : je regarde ce système et je fais des commentaires sur la vie. (...) Je suis un homme qui a été éduqué en Europe, tout ce que j’ai appris dans ma tête a été cultivé en Europe. Le reste, je l’ai appris dans la rue, à New-York, en Amérique.

En 1996, le producteur Jean Daive avait rencontré Robert Frank chez lui à New-York. Au cours de cet entretien-fleuve diffusé dans l’émission Le Bon plaisir, le photographe déambule dans les pièces de sa maison de Bleecker Street, parmi les bobines de films, les livres, les tableaux, les souvenirs. Au fil de la conversation, l'artiste revient sur les moments marquants de sa carrière :  

Robert Frank (Le Bon Plaisir, 08/06/1996)

1h 00

En arrivant à New-York, en 1947, je savais que je ne voulais pas retourner en Europe. Pour moi, c’était important de trouver un job et d’apprendre l’anglais. Je suis devenu Robert Frank en Amérique.

En Amérique, on doit se réveiller parce qu’on ne nous donne rien. J’ai rencontré un pays qui vivait dans une grande schizophrénie.  Il y a une image de l’idéologie officielle, puis la guerre froide. A cette époque-là, les Afro-Américains n’étaient pas égaux aux Blancs. Et l’art ne correspondait en rien à la vraie vie des gens. Les marcheurs [pour les droits civiques] sont les grands vainqueurs de notre siècle.