Introduction
Alors, oui, cet article débarque avec plus de retard qu’une femme enceinte. J’avais déjà écrit un article de conseils de lectures l’année dernière (5 livres à lire cette année (2017)), et trouvant que c’était une bonne habitude, je m’étais dit que je le referai chaque année. Et je le ferai, j’en prends l’engagement solennel devant vous tous, que les dieux de la photographie en soient témoins.
Sauf que voilà, l’année qui vient de s’écouler, du point de vue de l’écriture a été plus chargée que prévue. Début 2018 (en février plus exactement), je me suis mis en tête d’écrire un livre (qui est ici, si, par je ne sais quel miracle, vous l’avez raté). Tout de ma naïveté vêtu, je me suis dit que je pourrais parfaitement mener ce projet à terme, et maintenir le Blog à la même cadence que les autres années (je ne me le suis jamais imposé, mais en moyenne je produis 25 articles par an). C’était un peu osé, finalement cette année j’en ai fait un peu plus de la moitié. Bon, après, en terme de volumétrie de contenu produit, j’ai un peu explosé les compteurs (14 articles, le livre équivaut à 25 articles en volume, et le petit bonus qui devrait arriver d’ici la fin de l’année et équivaut, lui, à 3 articles), du coup même si ça n’a pas forcément été visible sur le Blog, on s’y retrouve. Le fait est que pour écrire mon livre, j’ai lu beaucoup de livres (des masterclass, des livres sur la création de livres photo pour écrire le chapitre dédié, et d’autres sur l’écriture ou encore un peu de philosophie) mais assez peu sur la photographie directement. Je ne m’y suis remis qu’à la fin de l’été, quand j’ai eu un peu plus de temps. Ainsi, s’il y a bien un billet dont la date de publication a glissé dans le planning c’est celui-ci. Mais rassurez-vous, votre patience va être récompensée.
Cet article ne présentera pas 5 livres à lire cette année, mais 7 (j’avais envie de garder le titre), et bonus ultime, vous avez même le droit de les lire en 2019.
Ps : Tous les livres que je vous présente sont disponibles dans la bibliographie, que je mets régulièrement à jour. Ps² : Si vous souhaitez acheter un des livres présentés, vous pouvez cliquer sur la couverture ou le titre. Cela ne coûte pas plus cher pour vous, mais je touche une petite commission.
Le coup de cœur de l’année
Les livres de photographies et moi, c’est une vieille histoire d’amour. J’en ai lu une sacrée tripotée, et m’étant farci les 3 Photobook an History de Parr & Badger (qui retracent l’histoire du livre photo de ses débuts à nos jours) je commence à avoir une idée assez précise du sujet, de ce qui a été fait. Pour le dire autrement, je suis un peu comme la vieille péripatéticienne du village : ce n’est pas le premier venu qui me fera lever un sourcil. Du moins ça, c’était ce que je me disais avant de lire Les Paradis.
Le livre se présente dans un coffre, et c’est par cela qu’on va commencer : sa forme. Elle est exceptionnelle. Les éditions Delpire ont fait un travail remarquable, tous les éléments de la forme de l’ouvrage ont été pensés pour servir son propos. On a l’impression qu’ils ont réfléchi à chaque détail, chaque mise en page, sans jamais reprendre ce qu’ils pourraient avoir eu l’habitude de faire avant. Cela donne l’impression d’avoir dans les mains un livre très travaillé, ce qui n’est pas pour me déplaire.
L’infographie ci-dessus en est un bel exemple. Au lieu de montrer un histogramme qui détaillerait la répartition du prix d’une tasse de café au Starbucks, ils ont utilisé une tasse pour la représenter. On trouve d’autres graphiques avec du champagne, ou encore des effets via des trous / découpages dans les pages. Bref, je crois que je n’avais jamais eu un livre aussi soigné dans les mains.
Maintenant passons à la question que vous devez vous poser : de quoi ça parle au juste ?
Les paradis : Rapport Annuel est un livre de Paolo Woods et Gabriele Galimberti, deux photographes italiens dont le deuxième a été, fut un temps, l’élève du premier . Le livre est parti d’une petite blague, Galimberti, qui avait bien travaillé une année, a reçu une fiche d’imposition du gouvernement italien : on lui demandait 50% de ses revenus. Pour rire, en discutant avec Woods, il a dit qu’il devrait les planquer dans un paradis fiscal, aux îles Caïmans. De là leur est venue l’idée : pourquoi ne pas aller sur place voir comment cela fonctionne ?
Cela nous a pris presque 3 ans. Nous avons voyagé dans différents paradis fiscaux pour donner un visage à un phénomène qui, par définition, n’est pas concret et ne se déroule nulle part. Et nous avons découvert des choses et mis à mal des clichés. Ainsi, on ne peut pas ouvrir un compte aussi facilement que ça. Au contraire. Si vous n’êtes pas multimilliardaire, votre argent ne les intéresse pas.
Paolo Woods
Leur travail porte donc sur les paradis fiscaux, qui occupent aujourd’hui une place centrale dans l’actualité politique et l’économie mondiale : ils représentent un capital financier énorme avec 32 milliards de dollars (deux fois la dette des États-Unis). Cet argent appartient à de riches particuliers ou à de grandes entreprises qui cherchent à échapper à certaines réglementations financières contraignantes ou à réduire leurs impôts (je suis sûr que plein de noms et d’exemples vous viennent en tête, là). Ainsi, le livre est un tour du monde de l’évasion fiscale : de Singapour aux îles Vierges, de la City aux îles Caïmans, du Luxembourg aux Pays-Bas, l’ouvrage nous plonge dans le monde feutré des paradis fiscaux, levant le voile sur une réalité méconnue et souvent fantasmée, bien loin des plages de sable fin et des cocotiers que l’on peut avoir. Le livre se compose de 80 images, où les auteurs présentent une vision singulière de cet univers.
Pour des milliers de clics, la photographie de rue en 3 claques
Vous le savez, de par ma pratique et mes goûts, la photographie de rue prend une grande place dans mon petite cœur de photographe. Ce n’est pas forcément tout ce que j’aime, mais disons que cela représente, et non sans raison, une part très significative de ma bibliothèque. Du coup, j’ai sélectionné trois livres qui m’ont mis une belle claque cette année, ayant été de vraies découvertes. Je ne connaissais pas du tout ces travaux avant d’avoir le livre entre les mains, et après avoir terminé chacun de ces bouquins je me suis dit : « mais comment j’ai fait pour rater ça ? ».
Raymond Depardon – USA
Raymond Depardon est sans doute l’un des derniers monstres sacrés de la photographie française encore en vie. Le travail accompli pendant sa carrière est énorme : photographe de reportage, il s’illustre aussi dans le film documentaire dont il est incontestablement l’un des maîtres, il a aussi créé l’agence photographique Gamma en 1966 et a rejoint Magnum Photos en 1979. C’est au passage l’auteur de la photo officielle du président François Hollande. Malgré cet impressionnant parcours, Depardon, fils de paysan, reste humble et accessible dans toutes les interview que j’ai pu voir de lui.
J’ai toujours eu un rapport ambigu à son travail, il y a certains livres qui m’ont marqué au fer rouge (notamment Depardon, R. (2003). Errances. Paris: Seuil., pour le temps long sur lequel est basé le livre, à l’opposé des instants décisifs) et d’autres m’ont laissé plus indifférent. Comme certains reportages, intéressants, mais anecdotiques dans la construction de ma culture. Et là, débarque USA, tel un ovni.
Avant de s’intéresser au fond, prenons, encore une fois, le temps d’examiner la forme. Le livre est édité par Xavier Barral, et c’est somptueux. Je pense que si Steidl n’existait pas, Xavier Barral serait la meilleure maison d’édition de photographie qui soit, point à la ligne. Peu importe le projet, ils se cassent toujours la tête pour donner au livre une forme qui correspond parfaitement à la matière photographique qu’ils doivent éditer. Et ici encore, le travail est réussi. La couverture est en tissu imprimé (ce que j’aime beaucoup, tant au toucher que visuellement), et toutes les photographies sont sur fond noir, ce qui colle bien aux images. Seul le dernier cahier, contenant le texte est imprimé sur papier blanc, c’est là que le projet est détaillé. Bref, un bel objet. Passons maintenant au contenu.
Quand j’ai découvert le livre, je me suis tout de suite demandé pourquoi il n’avait pas été diffusé plus tôt. Je veux dire, c’est comme si vous aviez tourné et monté Star Wars, et que vous vous disiez « ouais bof, on verra plus tard pour le diffuser au cinéma ». Bon, pour Star Wars 8 j’aurais compris, mais pour les autres, ça n’aurait pas de sens. Bah là, c’est un peu pareil. Vous allez me pardonner ce langage peu châtié, mais, c’est du putain de bon travail photographique.
Ce livre, Depardon USA rassemble ce corpus américain qui contient de nombreuses photos inédites s’étalant sur trois décennies. On pourrait découper cet ouvrage en 3 grands blocs : les débuts aux États-Unis en tant que photojournaliste, un gros bloc central de photographies de rue, puis la fin de l’ouvrage qui s’approche du travail fait dans Errances. Le photographe y parle aussi beaucoup de sa vie personnelle (dans les feuillets à la fin), de ses relations avec d’autre photographes, comme Robert Frank dont il était proche, ce que j’ignorais.
Mon plaisir? Boire un Coca-Cola dans un drive-in perdu. Là-bas, il est bien meilleur! [Rires.] Je suis un Américain par procuration, habité par une énergie que je n’ai trouvée nulle part ailleurs. Là-bas, je suis heureux, tout simplement.
Raymond Depardon
En effet, même s’il est porté par l’Afrique, depuis ses débuts dans la photographie, Raymond Depardon n’en a pas, pour autant, délaissé le continent nord-américain. C’est en 1968, alors qu’il appartient encore à l’agence Gamma, qu’il effectue son premier grand reportage outre-Atlantique. À Chicago, il couvre à la fois la convention nationale démocrate, et une grande manifestation contre la guerre au Vietnam. Quelques semaines plus tard, il est le seul photographe français à suivre Richard Nixon, candidat conservateur, qui mène campagne avant d’être élu, en novembre de la même année, 37e président des États-Unis. Ensuite, ce n’est qu’à l’été 1981, pour les besoins du journal Libération que Depardon retrouve l’Amérique et s’installe temporairement à New York. Il doit, tous les jours et durant un peu plus d’un mois, envoyer une photo et une légende au quotidien. Ce sera la fameuse Correspondance new-yorkaise qui marque un tournant dans son œuvre, laquelle devient avec ce travail plus intime et personnelle, empreinte d’une certaine solitude. En 1982, dans la foulée de cette commande, Depardon sillonne l’Ouest des États-Unis, du Nouveau-Mexique à la Californie en passant par le Colorado et le Nevada. Il attendra ensuite dix-sept ans avant de se confronter, cette fois dans un nouveau format vertical, aux paysages grandioses du Montana et du Dakota. Même culturellement, Depardon est assez marqué par la photographie américaine, comme il le dit lui même :
Mes guides s’appellent Walker Evans, Dorothea Lange, Paul Strand ou encore Garry Winogrand et Lee Friedlander… Ils ont un esprit de pionnier et n’ont aucun complexe à explorer sans cesse leur territoire. Ils renouvellent constamment leur regard, leur approche et leur technique. Ils ont cette exigence autant sur la forme que sur le fond. Ils sont depuis longtemps en avance sur nous parce qu’ils n’ont pas de blocage. Ça fait cliché de le dire, mais tout est possible là-bas. En France, on m’a souvent dit: “Raymond, tu nous ennuies avec tes paysans! La ferme de tes parents, c’est un monde fini.” Rejeter le passé est bien français, les Américains n’ont pas ce travers. Eux valorisent par exemple la série sur les rues de Paris [1906-1915] d’Eugène Atget, photographe peu reconnu en France. Pour nous, c’est une époque révolue, sans intérêt.
Raymond Depardon
Ces influences, on les retrouve dans le livre. Il s’agit de petits clins d’œil, qu’un lecteur averti reconnaîtra, comme cette photographie d’une aire de pique-nique (dans un désert du Nouveau-Mexique si ma mémoire est bonne), présente dans l’œuvre de Winogrand et celle de Depardon.
Ainsi, si vous ne pensiez pas pouvoir être encore surpris par le travail de Depardon, prenez le temps de lire Depardon USA, vous réviserez sûrement votre opinion.
Richard Sandler – The Eyes of the City
Richard Sandler est sans doute le plus inconnu des photographes de rue new-yorkais. Ses photographies font partie des collections permanentes de la bibliothèque publique de New-York, du musée de Brooklyn, de la société historique de New-York et du musée des beaux-arts de Houston. Il a aussi reçu une bourse de recherche de la Fondation des arts de New-York pour la photographie, une bourse de recherche de la Fondation John Simon Guggenheim et une bourse de recherche du Conseil des arts de l’État de New -York. Pourtant, avant qu’une suggestion sur un site de vente de livres en ligne ne mette son nom sous mes yeux, je n’en avais jamais entendu parler. C’est bien dommage.
Avec la photographie de rue, avec ce corpus d’œuvres, j’imagine vraiment beaucoup de choses et j’espère sensibiliser les gens à certaines des réalités politiques de la rue.
Richard Sandler
The Eyes of the City, regroupe les travaux de Sandler produits sur plusieurs décennies, démontrant que son regard sur la rue compte parmi ceux des plus grands noms de sa génération. De 1977 jusqu’à quelques semaines avant le 11 septembre 2001, il se promenait régulièrement dans les rues de Boston et de New-York, réalisant des images incisives et humoristiques qui battaient du pouls de cette époque.
Dans ses photographies, c’est l’image du New-York au plus bas qui est représentée, la ville de la criminalité et du crack, de la corruption et des inégalités. Les drogues ont un effet social dévastateur, et les riches n’ont jamais eu d’aussi belles fourrures.
Dans les années 1990, la ville subit de profonds changements pour attirer les touristes et les grandes entreprises, ce qui se traduisit par une gentrification rapide. Les loyers sont augmentés et les quartiers sont assainis, éliminant ainsi le crime et une partie de leur charme. C’est au cours de cette période de turbulence que Sandler a arpenté les rues avec son œil de natif new-yorkais mêlant compassion, ironie et vérité.
La plupart des photographies sont présentées dans le livre pour la première fois. Elles capturent un moment complexe où la beauté se mêle à la décadence, mais au-dessous de la surface de l’image, elles font allusion à des fantômes de la psyché américaine.
J’ai toujours pensé qu’une véritable œuvre artistique doit polariser, diviser, et qu’être consensuel et sage ne mène à rien. Ainsi j’avoue moi-même avoir un rapport ambivalent avec ce livre. Je suis à la fois totalement séduit par la photographie de Sandler, sa façon d’aborder la rue, son regard brutal et direct, mais aussi gêné par certaines images. Personnellement, j’évite de photographier des SDF, pas pour des raisons légales mais plutôt éthiques (je trouve ça un peu « facile » dans le sens où l’on sait qu’ils ne protesteront jamais et sont un moyen clair de montrer la pauvreté et les inégalités de notre richesse). Après, si personne ne les photographie, en plus d’être en marge de la société, ils disparaissent de la mémoire collective. Bref, ce livre m’a beaucoup fait réfléchir sur ma pratique et son application, et en ça, c’est clairement une pièce essentielle de ma bibliothèque.
Constantine Manos – American Color 2
Quand j’ai découvert ce livre de Constantine Manos (photographe américano-grec connu pour ses images de Boston et de la Grèce, qui malgré mes croyances initiales ne semble pas être une femme), je me suis fait deux remarques, et pas une de plus. Soit :
- Pourquoi le livre est le N°2 ? Et où est passé le premier ? (Spoiler : il est épuisé et introuvable).
- On peut faire ça avec un appareil photo ? C’est possible ?
Ce que je veux dire par là, c’est que plus le temps passe, plus on lit facilement les choses, plus je vois les ficelles derrière un travail. La photographie de Manos a ceci de fascinant qu’elle est à la fois parfaitement claire et lisible, on comprend tout de suite où il veut en venir, et à la fois conserve une irréductible part de mystère, d’insaisissable. D’une certaine façon elle me bloque, je n’arrive pas complètement à rentrer dedans, à tout expliquer, on est en plein dans le Punctum décrit par Barthes et j’adore ça.
Pour ne rien gâcher, le photographe est doté d’un certain humour. Les 2 photographies ci-dessous sont présentées côte à côte dans le livre, la première à droite et l’autre à gauche. Je vous laisse le soin de trouver toutes les subtilités qui lient les deux.
De Santa Monica à la Nouvelle-Orléans, de Provincetown à New-York, en passant par les rues, les plages, les promenades animées et les carnavals des petites villes, il a capturé toute la palette de la vie contemporaine dans son étrangeté décalée et non sans charme. Dans ces images, des gens ordinaires dérivent entre des paysages colorés et des ombres profondes, les rues tumultueuses de la ville et les horizons océaniques.
On peut aisément considérer que le but de Manos, à travers ce travail, est de déverser sur le lecteur une tempête de couleurs brillantes souvent négligées dans l’observation quotidienne de notre environnement. Et ça, ça ne pouvait toucher qu’en plein centre mon petit cœur de photographe ayant produit InColors (et y travaillant encore, d’ailleurs).
Vous reprendrez bien un peu de philosophie ?
Chaque été, lors de la fastidieuse étape de remplissage de la valise, se pose la même question : « qu’est-ce que je vais emporter à lire ?« . La sélection est à chaque fois d’une difficulté sans limites, et je finis toujours le cœur brisé, à l’idée que je n’ai pas emporté assez de livre, pas les bons, et que ceux laissés derrière moi seront tristes loin de moi. Oui, les livres et moi, c’est une vraie histoire d’amour.
Bon, comme d’habitude, le pari était un peu ambitieux, il y a un ou deux titres que j’ai terminés en rentrant chez moi. J’avais envie d’écrire une petite synthèse de deux livres que j’ai particulièrement appréciés dans le lot, ceux de Berger et Soulages, un peu comme j’ai pu le faire pour le livre de Vilèm Flusser (cf. la bibliographie).
Cependant, j’avais peur qu’un résumé trop poussé (surtout sur le livre de Soulages), soit extrêmement fastidieux, tant à écrire (le contenu est complexe et n’est pas simple à vulgariser entièrement), qu’à lire. J’ai donc décidé de me concentrer sur les quelques notions que j’ai trouvées les plus marquantes dans ces ouvrages, si jamais elles vous parlent, vous inspirent et vous rendent curieux (la plus belle chose qui pourrait vous arriver au fil de ces lignes), n’hésitez pas à vous les procurer et à prendre le temps de les lire. Vous y gagnerez beaucoup. Puisque j’ai lu ces livres cet été, vous devinez que cette partie de l’article a passé plus de temps dans la zone des brouillons en attente que d’autres billets que je peux terminer dans la journée une fois que j’en ai eu l’idée (celui-ci : Valparaíso ou l’art et la poésie de Sergio Larrain en est un exemple). Mais bon, vous me direz, ça n’est pas bien grave, ils sont nombreux à attendre là, et je suis sûr qu’ils ont plein de choses à se raconter en attendant que je me décide à m’occuper d’eux.
John Berger : Comprendre une photographie
John Berger, est Anglais comme son nom l’indique, et ne travaille pas à garder les moutons, comme ce même nom pourrait nous le faire croire. C’est un écrivain, romancier, nouvelliste, poète, peintre, critique d’art et scénariste britannique. Ses essais sur l’art peuvent figurer aux côtés de ceux de Roland Barthes ou Susan Sontag, ils sont du même acabit, le travail est tout aussi dense et sérieux. Bref, il n’a pas vraiment passé sa vie à chômer. D’ailleurs, pour l’anecdote et les plus chauvins d’entre vous, il vivait en Haute-Savoie à Quincy. J’en déduis qu’il aimait beaucoup le fromage, ne voyant pas d’autres raisons qui conduiraient un Anglais à aller vivre là-bas. Bref.
Nous considérons les photographies comme des œuvres d’art, comme la preuve d’une vérité particulière, comme des ressemblances, comme des informations. Toute photographie est en réalité un moyen d’examiner, de confirmer et de construire une vue globale de la réalité. D’où le rôle crucial de la photographie dans la lutte idéologique. D’où la nécessité pour nous de comprendre une arme que nous pouvons utiliser et qui peut être utilisée contre nous.
John Berger
Paru en 2013, l’ouvrage de Berger regroupe un ensemble d’essais, qui n’ont pas forcément de liens directs entre eux, qui portent sur des sujets divers et n’ont pas tous été écrits à la même période. On peut y trouver des textes sur la photographie de Che Guevara mort, sur le travail de Paul Strand, André Kertész, Ahlam Shibli ou Chris Killip, des essais pour des catalogues d’exposition, ou encore une correspondance tenue avec Martine Frank (sans doute ma partie préférée de l’ouvrage). L’écrit est dense, mais accessible, il ne s’agit pas d’une méthode universitaire ni d’un mode d’emploi lourd. Berger présente une réflexion sensible, personnelle et toujours érudite.
Les photographies témoignent d’un choix humain dans une situation donnée. Une photographie est le résultat de la décision du photographe qui considère comme important d’enregistrer que tel événement ou tel objet particulier a été vu.
John Berger
Ainsi, pour Berger, il faut implicitement tenir compte du message du photographe qui se dit, grosso-modo « J’ai décidé que cela mérite d’être enregistré » et tenter d’en comprendre les raisons.
Plus que la valeur esthétique proprement dite de la photographie, il faut donc prendre de la hauteur, deviner l’histoire derrière l’image. Et on arrive ainsi à l’exemple dont je voulais vous parler, en étudiant la photo prise par André Kertész Un Hussard rouge quitte Budapest, prise en 1919, sur laquelle un soldat dit au revoir à sa femme et son enfant, l’auteur suggère que « La signification de cet instant photographié fait appel à des minutes, à des semaines, à des années « , parce que l’image raconte aussi la vie d’un homme et d’une femme plus qu’il ne saisit un simple instantané d’un moment déjà passé.
Ainsi, une photographie ça n’est pas ça :
Mais ça :
C’est vachement plus clair hein ? Merci à tous, c’était Thomas, bonne continuation. Nan, je déconne, étudions un peu le truc. Ce que dit Berger dans son livre (et dont je reproduis les schémas ici, grâce à mon immense talent sur Paint), c’est qu’une photographie (en rouge) ne coupe jamais froidement le flux de la réalité (en noir). Au contraire, elle photographie un moment (le cercle rouge de la 2e image) et évoque une histoire autour de cette image (le cercle bleu). Cette évocation peut remonter à plus ou moins loin, être plus ou moins importante, mais elle constitue une partie de la force de la photographie. C’est aussi ça qui nous happe parfois dans des images, tout ce qui n’est pas montré, mais implicitement évoqué. Comme dans cette photographie de Kertész, ou celle-ci de Gary Winogrand :
Certaines photos nous décontenancent. Littéralement, elles nous arrêtent. Nous sommes saisis par elles.
John Berger
François Soulages est un critique d’art et un esthéticien français, spécialisé en esthétique de la photographie. Depuis l’an 2000, il est professeur d’esthétique au département d’arts plastiques de l’Université Paris VIII. Son ouvrage Esthétique de la photographie (édité pour la première fois en 1998), dont je vais vous parler aujourd’hui, est d’ailleurs traduit en plusieurs langues.
Le livre est assez long et dense, et je pense qu’il me faudra plusieurs lectures pour venir à bout de toutes ses subtilités, cependant, j’ai noté quelques grandes idées qui m’ont marqué :
- Chaque photographe se fait une fable autour de sa pratique. Par exemple Cartier-Bresson c’était la géométrie dans ses images. A l’inverse, William Klein rejette la photographie de Cartier-Bresson, avec lui vont à la poubelle les règles, et les instants décisifs. Le temps fera le tri, il préfère foncer tête baissée. Et c’est une idée intéressante que présente là Soulages, parce que l’air de rien, c’est ce que je présente à travers le Blog : ma fable. Le « partez toujours de vous (ne faites jamais quelque-chose parce que vous pensez que c’est ce que l’on attend de vous) », qui est au cœur du Blog, c’est ça.
- La photographie est un art de l’irréversible et de l’inachevable. Ça c’est très clairement la notion que je vais garder longtemps dans un coin de ma tête après avoir lu le livre. Ce que l’auteur dit par là, c’est qu’une partie du travail photographique est irréversible : c’est la production du négatif (ou du fichier RAW). Aucune marche arrière n’est possible, on ne peut pas remonter le temps, rejouer une scène ou autre. C’est terminé, on déclenche une fois, et une seule, face à un sujet donné (même si la photographie suivante peut-être très proche, elle ne sera jamais la même). Ensuite, tout le travail autour de ce négatif (ou du fichier RAW) est inachevable : là c’est c’est l’inverse, on peut multiplier les essais, les tirages, les développements numériques, et retravailler indéfiniment une même image. Tout le travail du photographe c’est donc de jouer avec ça, entre sa chance unique, et l’infinité de possibilités qui en découlent.
- La photographie ne capte pas le noumène, mais le phénomène. Le noumène, c’est un terme barbare pour désigner la réalité intelligible par opposition au phénomène sensible. C’est la chose en soi (la définition vient de Kant). Par exemple, quand on photographie une pomme, ce n’est pas « la pomme en soi et absolue » que l’on photographie, mais un phénomène sensible : la lumière qu’elle émet (que l’on peut voir et maintenant enregistrer, à l’aide d’outils permettant de produire des images techniques). Pour le dire de façon très prosaïque : on capture la surface des choses, pas les choses en elles-mêmes. Ce qui me permet de faire un petit renvoi vers deux articles concernant la réalité :
Quoiqu’il en soit, il ne s’agit là que d’un aperçu de tout ce que Soulages développe dans son livre, et je vous invite vraiment à le lire si vous souhaitez comprendre plus profondément la photographie et sa pratique.
(BONUS) Laurent Breillat : Terrils, Naoya Hatakeyama
Dans ce paragraphe je laisse la parole à Laurent Breillat, du blog Apprendre-la-photo, à qui j'ai proposé de participer en vous proposant un livre de son choix.
Comme vous le savez peut-être, je viens du Nord. Et comme chacun sait, au Nord, c’était les corons. La terre c’était le charbon, le ciel c’était l’horizon, et les hommes des mineurs de fond.
A une époque où on ne savait pas encore que brûler du charbon c’était moyen pour la planète, le bassin minier du Nord Pas-de-Calais a été exploité pour ses gisements de charbon depuis le XVIIème siècle, jusqu’au 21 décembre 1990 (j’avais deux ans et je portais probablement un pull moche, vu les goûts vestimentaires de l’époque).
Derrière elle, l’exploitation minière a laissé 340 terrils (à prononcer « terri », comme « fusil »), qui sont tout simplement des accumulations des résidus de l’exploitation minière, principalement du schiste. En gros, ça ressemble le plus souvent à un gros cône noir.
Le plus haut terril culmine à 188 mètres, soit plus haut que le sommet naturel du plat pays qui est le mien.
Bref, dans les années 90, il y a plutôt une volonté d’effacer le passé (l’exploitation minière n’ayant pas exactement été sans conséquences sur ses travailleurs, vous vous en doutez).
Mais dans les années 2000, on commence à prendre conscience de la valeur patrimoniale de ces milieux si particuliers.
D’abord un patrimoine naturel, car les terrils ont été recolonisés par la nature, et présentent une biodiversité importante dans la région (notamment avec des espèces qui ne se développent pas ailleurs, le milieu étant très sec, puisque l’eau passe à travers les cailloux pour faire simple).
Et également un patrimoine culturel et historique, qui motive l’inscription du bassin minier au patrimoine mondial de l’Unesco en 2012. #FiertéChti
En passant à côté en voiture, j’ai déjà vu des gens d’autres régions très étonnés par la vue de ces collines artificielles, qui sont quand même un élément de paysage peu commun.
Mais imaginez ce qu’a pu ressentir un Japonais. C’est ce qui a donné naissance au livre dont j’ai envie de vous parler.
Naoya Hatakeyama est un photographe japonais né en 1958, qui s’est illustré par un travail qui touche toujours à la relation entre l’Homme et la nature, et à une dualité destruction/construction. Travail qui lui a notamment valu d’être présent à la biennale de Venise, deux fois aux rencontres d’Arles, et d’être sélectionné pour le Prix Pictet.
Si vous ne connaissez pas, je vous traduis : il a réussi, pas de doute là-dessus.
Il a travaillé sur les mines, les carrières, les industries, les explosions… tout en gardant toujours un grand esthétisme dans ses images.
Dans un de ses travaux, il a par exemple suivi la vie du béton, ce matériau si omniprésent dans nos grandes métropoles, de l’exploitation de la matière première dans la carrière, en passant par la construction des bâtiments, jusqu’à leur destruction, et leur retour à la poussière.
Vous imaginez bien, les terrils sont un sujet parfait pour Hatakeyama, et il a donc effectué une résidence artistique dans le Nord Pas-de-Calais en 2009-2010, ce qui a permis l’émergence de ce bouquin.
Ce qui m’a d’abord fait aimer ce livre, c’est la capacité de Hatakeyama à montrer la lumière magique du Nord en hiver, entre soleil bas qui caresse des terrils légèrement enneigés et ciel voilé qui recouvre le paysage d’une lumière bleutée diffuse.
Les lumières sont toujours sublimes, et le traitement des couleurs tout comme les compositions sont d’une subtilité parfaite.
Toute personne ayant vécu dans le Nord sera touchée par cette lumière. J’ai d’ailleurs offert le livre à un ami qui a passé 2 ans dans la région et vit maintenant au Japon, et il a beaucoup aimé. La boucle est bouclée 🙂
Il y a une grande beauté dans la façon dont Hatakeyama voit cette région qui porte encore les cicatrices de l’industrie lourde du charbon, alors qu’à première vue, ce n’est pas ce que tout un chacun penserait à photographier.
C’est une très belle preuve que la beauté est dans l’œil de l’observateur. A ajouter à votre bibliothèque 🙂
Conclusion
Bon, vu la date à laquelle cet article est paru, il va vous falloir vous dépêcher pour lire tous ces livres cette année. Mais promis, l’année prochaine j’essaie de faire ça plus tôt, histoire que le titre ait encore un sens.
Juste un point qui me chiffonne avant de terminer : dans cet article : Où sont passées les femmes photographes ?, je m’étais engagé à illustrer mes articles à 50% avec du contenu produit par des femmes. Le fait est que j’ai acheté et lu les livres présentés aujourd’hui bien avant de me documenter et d’écrire sur la situation des femmes dans la photographie. J’ai aussi épuisé tout mon stock d’exemples / livres dans l’article cité ci-dessus. Du coup, je n’y ai pas trop fait attention, et on se retrouve à la fin avec une sélection 100% masculine, qui n’est pas représentative. Donc : j’en ai bien conscience et je ferai mieux la prochaine fois, promis.
Maintenant, tous à la bibliothèque !
Lors de l’écriture de cet article, j’ai écouté cet album. Parce qu’apparemment oui, Eggleston est aussi pianiste :
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