Billet de blog 8 octobre 2014

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Quel avenir pour le patrimoine photographique ?

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                                                          À Monsieur Paul Léon,

                                                          directeur des Beaux Arts, le 12 novembre 1920

«J’ai recueilli pendant plus de vingt ans, par mon  travail et mon initiative individuelle,

dans toutes les vieilles rues du vieux Paris, des clichés photographiques,

format 18x24, documents artistiques sur la belle architecture civile du XVI au XIXème(…)

Cette énorme collection artistique et documentaire est aujourd’hui terminée. Je puis dire que je possède tout le Vieux Paris.

Marchant vers l’âge, c’est à dire vers 70 ans, n’ayant après moi ni héritier, ni successeur,

je suis inquiet et tourmenté sur l’avenir de cette belle collection de clichés

qui peut tomber dans des mains n’en connaissant

pas la valeur et finalement disparaître, sans profit pour personne.

Je serais très heureux, Monsieur le Directeur, s’il vous était possible de vous intéresser à cette collection. (…)»

Eugène Atget

Illustration 1
Eugène Atget par Berenice Abbott © Berenice Abbott

   Cette lettre dans laquelle Eugène Atget (1857 - 1927) exprime sa légitime inquiétude sur le devenir de son œuvre traduit à la fois sa lucidité sur la valeur de son témoignage et le peu de reconnaissance que l’État donnait alors aux « documents pour artistes » qu’il laisserait à notre Patrimoine. Il a fallu attendre l’année 1979 pour que l’État donne un début de réponse à l’inquiétude des photographes sur le devenir de leur œuvre. C’est la donation faite par Jacques Henri Lartigue qui en fut le catalyseur.

   Mais aujourd’hui il est désolant de constater que depuis la fin du siècle dernier la dynamique qui avait pu entrainer la préservation d’œuvres notoirement importantes est au point mort. Les Ministres se suivent sans qu’aucune politique ne soit élaborée pour la Photographie, ballotée d’un service à l’autre  au gré des modes. Ces Ministres se satisfont facilement de nécrologies alibiesques

   Un peu d’histoire permettra de mieux comprendre le présent. À son arrivée au Ministère de la Culture, Jack Lang, pour éclairer sa lanterne, décidait de réunir des « États généraux de la Photographie ». Il en donna la présidence à Gisèle Freund, juste avant qu’elle réalise le portrait officiel de François Mitterrand. C’est à la suite de ces réunions qu’il élabora sa politique, créa un CNP (Centre National de la Photographie) qu’il confiait à Robert Delpire, éditeur et publicitaire célèbre. Au sein des services du Ministère, la création photographique était confiée à la « Délégation aux Arts Plastiques », nouvelle direction qu’il venait de fonder. Une « Mission pour la Photographie » était quant à elle rattachée à la Direction du Patrimoine avec la responsabilité de créer une association sous tutelle chargée d’obtenir et de gérer des « donations » de photographes à l’État. Il serait trop long de décrire ici tous les avatars que cette division des services occasionna, d’autant qu’elle avait pour motivation première la séparation de responsables qui s’entendaient pour le moins très mal…

  Une association baptisée AFDPP (Association Française de Défense du Patrimoine Photographique) fut donc créée et hébergée par la Mission pour la Photographie. Le responsable de la Mission avait la charge de susciter  d’autres « donations », sur le modèle de la donation Lartigue. Il s’agissait donc de se préoccuper du sort des fonds qui constituaient l’œuvre de photographes reconnus comme importants par leur travail et dont l’héritage risquait d’être perdu, leurs ayants-droit étant le plus souvent incapables d’assurer cette mission. Question d’autant plus cruciale pour les photographes qui n’avaient aucun héritier. La donation Lartigue était gérée par une association distincte et autonome, elle aussi sous tutelle du Ministère avec les contraintes qu’un acte juridique fixait pour l’avenir. L’originalité de ce que l’on peut nommer contrat prévoyait qu’en échange de ce don à l’État, l’association s’engageait à assurer la diffusion de l’œuvre, la rendre accessible au plus grand nombre, au point qu’un local permanent d’exposition devait même être attribué à la donation Lartigue. L’AFDPP avait donc la charge d’assurer la conservation des fonds issus des donations, mission de valoriser les œuvres conservées en organisant notamment une grande exposition au moment de l’accueil d’une donation. Et l’originalité de ces « donations » était qu’elles ne l’étaient pas tout à fait puisque l’État s’engageait à gérer les droits d’auteur des photographies dont l’association assurerait aussi la diffusion dite « commerciale », en partage avec les donateurs. Et ceci pendant la durée de protection des droits, 70 ans après le décès des auteurs. En 1983 c’est Willy Ronis qui signe la première donation confiée à l’AFDPP. Il est suivi en mars 1984 par André Kertész. Le directeur de l’AFDPP et responsable de la Mission pour la Photographie au Ministère, Pierre Barbin, est alors convaincu qu’il est important d’obtenir d’abord l’ensemble des négatifs des photographes, au prétexte qu’à partir de ces négatifs tout sera techniquement possible. Si Willy Ronis demandait à ce qu’on établisse des albums de référence résumant son choix des meilleures photographies et établissant la référence des tirages de celles-ci, les donations suivantes furent moins précises dans leurs actes juridiques. Kertész accepta le don de ses négatifs mais le Ministère laissa imprudemment des « estates* » américains conserver des tirages originaux qui leur assuraient un trésor financier et la gestion du « copyright » à l’américaine…

   L’AFDPP avait un conseil d’administration essentiellement constitué de membres de l’administration, notamment des grandes bibliothèques ou des grands Musées. Seuls deux photographes indépendants avaient été sollicités pour la connaissance qu’ils apportaient de leur milieu et pour leur engagement à solliciter de nouvelles donations auprès de leurs confrères et amis. La Présidence de l’association avait été proposée à un banquier connu pour sa proximité de certains « grands photographes ». En 1988 le directeur de l’AFDPP prenait sa retraite et son successeur, très rapidement changea le nom de l’association qui devint « Patrimoine Photographique ». Les expositions que l’AFDPP pouvait partager avec le CNP au Palais de Tokyo émigrèrent à l’Hôtel de Sully. En 2000 est acquise la dernière donation et l’ensemble des fonds est constitué d’une quinzaine d’auteurs à la notoriété plus ou moins consacrée.

   En 2001 le Président de l’époque démissionne à la suite d’un désaccord avec le Ministère. Le Conseil d’Administration souffrait d’un absentéisme inquiétant. L’occasion était donnée de tenter d’améliorer le fonctionnement de l’association. Désolé de devoir à ce moment avouer que c’est l’auteur de ces lignes qui fut élu président de Patrimoine Photographique. J’avais assisté à toutes les réunions du Conseil depuis 1981 et constaté la lente dérive de l’association qui donnait le meilleur d’elle-même à l’organisation des expositions de l’Hôtel de Sully et avait négligé la conservation des fonds dans des conditions muséales que le Patrimoine imposait. Le Conseil avait découvert que les salles où étaient entreposés les originaux étaient très insuffisantes pour assurer une conservation optimale et une sécurité indispensable. La direction en avait enfin pris conscience et demandé un rapport d’expertise qui fut accablant. La diffusion des fonds que l’association gérait comme une agence d’illustration laissait à désirer par une pauvre efficacité. Je fis donc prendre la décision du transfert des originaux au fort de Saint-Cyr, dans les locaux de la Médiathèque du Patrimoine.

  Soudain, en octobre 2002, Jean-Jacques Aillagon annonçait son intention de consacrer le bâtiment du Jeu de Paume à la Photographie et à l’Image**. Sa décision entrainait la fusion du CNP (Centre National de la Photographie) et de l’association en charge du Jeu de Paume et, ce qui s’avérera déplorable, de Patrimoine Photographique. C’est en avril 2004 que la fusion eut lieu et que le Président du Jeu de Paume fut nommé par Renaud Donnedieu de Vabres, son ami, également président de la Fondation Cartier. Le Président du Jeu de Paume, mécène privé et promoteur d’Art Contemporain orienta le Jeu de Paume à sa guise, ce qui eut pour conséquence de décharger ce lieu prestigieux des missions qui étaient celles de Patrimoine Photographique. La conservation des fonds fut confiée à la Médiathèque du Patrimoine. La diffusion des photographies des donateurs fut confiée à l’agence photographique de la RMN (Réunion des Musées Nationaux). Au Jeu de Paume restait la mission d’une valorisation culturelle que sa direction assume en trainant les pieds. Ainsi on peut constater qu’à ce jour il reste l’acquis et que l’État s’est désengagé de la belle idée des donations pouvant assurer le sauvetage de fonds importants et par là même abonder le patrimoine national. À ce jour, si l’association Lartigue est hébergée à Charenton, un des sites de la Médiathèque du Patrimoine, le local permanent prévu dans la donation n’est toujours pas attribué.  Les Ministres de la Culture se succèdent et l’habitude s’installe d’oublier la belle idée qui avait présidé à ces donations de photographes à l’État en échange d’un sauvetage conservatoire de leur œuvre.

   Combien d’années faudra-t-il encore attendre pour que l’État réalise qu’il ne suffit pas de numériser plus ou moins bien un choix restreint d’images, pour conserver et comment ( ?) les fonds argentiques. Combien de décennies pour que l’État prenne conscience qu’il faut travailler sur la conservation des données numériques, l’essence du patrimoine futur ?

   Faire ici la liste des disparus en péril risquerait l’injustice d’oublis impardonnables. Mais d’ores et déjà, que deviendront les photographies de Robert Doisneau quand ses filles ne pourront plus gérer l’héritage ?  Comment sera préservée l’œuvre de Brassaï lorsque celle qui a obtenu la main mise sur le fonds aura rendu les armes ? Et les œuvres de Izis, Édouard Boubat, Jean-Philippe Charbonnier, Jean-Loup Sieff, etc…

   Comment répondre à l’inquiétude légitime des photographes encore bien vivants sur le sort de toute leur vie de travail ?

*estates : il s’agit d’avocats américains en charge des successions…

** à l’image… Il s’agit d’un choix politique de ne pas consacrer un lieu à la seule photographie, le moyen d’y mêler toutes les fantaisies de l’art contemporain au cas où une avant-garde  miraculeuse s’y dissimulerait…

Liste des donations déjà acquises par l’État : Willy Ronis, André Kertész, Denise Colomb, Roger Pary, Marcel Bovis, René Jacques, Daniel Boudinet, François Kollar, Sam Lévin, Roger Corbeau, Raymond Voinquel, Thérèse Le Prat, Bruno Réquillart, Studio Harcourt et un sujet traité par Michael Kenna.

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