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Cindy Sherman à la Fondation Vuitton : la femme aux mille visages

La Fondation Louis Vuitton, à Paris, consacre une rétrospective à Cindy Sherman, l'une des plus grandes artistes américaines contemporaines. Au fil de ses autoportraits et de ses incessantes métamorphoses, se révèlent ses obsessions et sa fantaisie. Voici quelques clés pour mieux appréhender son oeuvre.

Cindy Sherman a commencé son travail sur les autoportraits en s'inspirant de l'univers de cinéma. Pour la série « Rear Screen Projections », en 1980, elle recours à un effet spécial utilisé dans les films, donnant l'illusion d'un fond en mouvement.
Cindy Sherman a commencé son travail sur les autoportraits en s'inspirant de l'univers de cinéma. Pour la série « Rear Screen Projections », en 1980, elle recours à un effet spécial utilisé dans les films, donnant l'illusion d'un fond en mouvement. (©Cindy Sherman/Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York)

Par Judith Benhamou

Publié le 18 sept. 2020 à 06:02

Il existe toujours une dimension autobiographique dans l'oeuvre des créateurs, quel que soit le soin apporté à son travestissement. On cite souvent Gustave Flaubert qui aurait dit « Madame Bovary, c'est moi ». Dans un autre genre, Cindy Sherman, l'une des créatrices américaines les plus réputées aujourd'hui, pourrait à juste titre affirmer : « Mes photos, c'est moi ». Au sens littéral d'abord car sa matière première, c'est elle-même. Depuis le milieu des années 1970, elle crée des clichés dont elle est l'unique héroïne. On pourrait même dire qu'elle est un catalogue d'images à elle toute seule. Ensuite, parce qu'elle en est l'artisane du début à la fin : c'est elle qui non seulement se photographie mais surtout se travestit. « Ce qui force mon admiration, c'est qu'elle fait tout elle-même », souligne Suzanne Pagé, la directrice de la fondation Louis Vuitton, qui accueille cette rétrospective à partir du 23 septembre. Et enfin parce qu'elle fabrique un monde, le sien, nourri par ses propres obsessions.

Mais si l'on croit pouvoir percer son mystère grâce à ses photos, il n'en est rien. Car tout est dans le jeu. « La seule chose que j'ai toujours sue, c'est que l'appareil ment », déclare l'intéressée. Ainsi Cindy la femme se cache derrière Cindy l'artiste au point de désirer disparaître : « Je joue avec une idée de moi-même, mais mon identité est si étroitement liée à mon oeuvre que j'aimerais aussi être un peu plus anonyme. »Jusqu'au 3 janvier, pas moins de 170 images concourent donc à dévoiler les milles visages de cette Dr Cindy & Mrs Sherman.

Des débuts inspirés du cinéma

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Pour qualifier la production photographique de Cindy Sherman, on pourrait dire qu'elle incarne le rôle principal et unique d'un film singulier qui se joue à chaque fois en une seule scène par un arrêt sur image. Le film a commencé en 1977 lorsque, à peine âgée de 23 ans, elle s'apprête à entrer dans l'histoire de l'art en inventant un nouveau genre. Elle imite les photographies de plateau des films (« film stills ») jusqu'à en emprunter le format, des tirages en noir et blanc de 19x24cm sur papier brillant. Elle crée ainsi toute une panoplie d'héroïnes qui pourraient bien appartenir au monde d'Alfred Hitchcock ou de George Cukor sans qu'on arrive vraiment à mettre un nom sur ces créatures. Tout est question de stéréotypes. Il y a la célibataire qui marche esseulée dans la ville froide, l'étudiante parfaite en visite à la bibliothèque, la femme fatale en porte-jarretelles, à la fenêtre de sa chambre, un verre à la main…

Untitled #400 (« Hollywood/Hampton Types », 2000). L'artiste livre sa vision de la bourgeoisie américaine vieillissante.

Untitled #400 (« Hollywood/Hampton Types », 2000). L'artiste livre sa vision de la bourgeoisie américaine vieillissante.©Cindy Sherman/Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York

A partir des années 1980, elle continue dans son répertoire cinématographique mais opte désormais pour la couleur, qu'elle n'abandonnera plus que rarement. Elle utilise alors un procédé de « rear screen projection », un effet spécial employé dans le cinéma pour se passer de décors en donnant l'illusion, dans le fond, d'un paysage en mouvement. Puis, ponctuellement, elle fera encore, au cours de certaines séries, référence au monde du cinéma, comme dans les années 2000 avec ses « Headshots » (portraits d'identité) ou en 2016 avec ses « Flappers » (garçonnes) lorsqu'elle reprend des stéréotypes hollywoodiens des années 1930. 

Je me divise en de nombreuses parties différentes. Mon moi à la campagne est une partie. Mon moi professionnel en est une autre et mon moi au travail dans l'atelier en est encore une autre.

Transformation et transgression

Il est assez fascinant de constater à quel point Cindy Sherman a toujours fait la même chose : se déguiser, se maquiller, se transformer. Lorsqu'elle était enfant et qu'elle vivait dans la périphérie de New York, elle s'amusait déjà à s'accoutrer de tenues de grand-mère, les préférant à celles de princesse. Des photos en témoignent dans l'exposition. Par la suite, la jeune femme, qui vit alors à Buffalo avec l'artiste Robert Longo, se transforme souvent avant de sortir le soir. Tout naturellement donc, lorsqu'elle décide vraiment de devenir artiste en utilisant la photographie, elle met en place sa petite fabrique d'images avec tout ce que cela comporte de préparatifs. Son studio est une espèce de laboratoire dans lequel elle travaille en solo avec des accessoires qu'elle a trouvé pour se métamorphoser et se photographier, sans aucune assistance.

L'artiste confessera : « Je me divise en de nombreuses parties différentes. Mon moi à la campagne est une partie. Mon moi professionnel en est une autre et mon moi au travail dans l'atelier en est encore une autre. » Mais Sherman ne se répète pas. Elle transgresse. Ainsi, comme le raconte la commissaire de l'exposition, Marie-Laure Bernadac, « au milieu des années 1980, alors qu'on lui confie une nouvelle fois une série sur la mode, elle choisit de composer des images représentant des femmes bien habillées mais qui ont toutes l'air défaites, anxieuses, à demi mortes. Il fallait oser montrer ça dans un contexte publicitaire. »

Des oeuvres empreintes d'histoire de l'art

Lorsque l'on s'intéresse à l'autoportrait féminin dans l'histoire de la photographie, on cite spontanément deux noms. Le premier, au XIXe siècle, est la Castiglione (1837-1899). Cette comtesse fantasque a immortalisé son image déguisée en de nombreux personnages différents, avec l'aide du photographe Pierson. La seconde est Claude Cahun (1894-1954) qui, entre autres talents, fût une photographe surréaliste à l'esprit libre qui se présente comme un être androgyne. Cindy Sherman est l'héritière de ces deux personnages hauts en couleur tout en s'inscrivant pleinement dans son époque.

Cindy Sherman, Untitled #465 (« Society Portraits », 2008).

Cindy Sherman, Untitled #465 (« Society Portraits », 2008).©Cindy Sherman/Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York

L'histoire de l'art est par ailleurs convoquée dans son oeuvre à travers les personnages qu'elle crée. Ainsi, après un séjour à Rome en 1989, elle livrera une réinterprétation de la peinture occidentale classique à travers 35 portraits. Même si tous ne sont pas en lien avec des peintures précises, on reconnaîtra néanmoins un « Bacchus » du Caravage, la « Vierge de Melun » de Jean Fouquet et la célébrissime « Fornarina » de Raphaël. Sa série des « Broken Dolls », en 1999, représentant des poupées démantibulées et maltraitées, fait aussi immanquablement penser à la production de l'artiste surréaliste amateur de pantins Hans Bellmer. D'autre part, lorsqu'elle met en scène des poupées dans des positions très sexuelles, on ne peut s'empêcher de penser à la série de photos de Man Ray consacrée à deux pantins de bois, « Mr and Mrs Woodman ». 

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L'audace du laid et du « trash »

Si on sait que dans sa vie privée Cindy Sherman est d'une nature coquette, dans sa vie d'artiste elle va complètement à rebours des conventions. « Elle est une des rares femmes artistes à oser aller si loin dans le trash, l'informe. Elle a beaucoup d'ironie et d'humour », analyse Marie-Laure Bernadac. Dans sa série des « Fairy Tales » (1985), des contes de fées qui ressemblent à des cauchemars, elle n'hésite pas à se transformer en truie, ogresse ou femme-chien. Ses « Clowns » de 2003-2004 sont devenus des symboles de son oeuvre. On la voit en « incarnation par excellence du bouffon qu'est l'artiste », selon la commissaire d'exposition. Les bouches des personnages y sont démesurément grandes et le maquillage outrancier accentue les traits du visage. L'extravagance du ridicule dans une symphonie de couleurs saturées… 

Pour moi, c'est un peu effrayant de me voir. Et c'est encore plus effrayant de me voir dans ces femmes âgées.

Un oeil aigu sur la société

Depuis ses débuts, il est arrivé que Cindy Sherman joue à se transformer en homme comme dans sa série de « Portraits historiques » de la fin des années 1980. Mais en 2019 et 2020, elle a poussé plus loin la question du genre, devenue cruciale aujourd'hui. Sa toute nouvelle série baptisée « Guys » est exclusivement consacrée à des garçons qui seraient un peu femmes, ou bien dans l'entre-deux, qu'elle présente parfois en compagnie de leur double féminin, de manière assez troublante.

Plus directement et sur un autre sujet, elle est une grande observatrice de la bourgeoisie américaine vieillissante. Pour preuve, sa série de « Headshots » de 2000 qui en montre quelques spécimens à New York ou plus explicitement encore ses « Society Portraits » de 2008, dans lesquels ses créatures, somptueusement vêtues, accusent leur âge. Cindy Sherman vieillit aussi… Elle en éprouve une certaine compassion : « Pour moi, c'est un peu effrayant de me voir. Et c'est encore plus effrayant de me voir dans ces femmes âgées. »

Une fascination pour la technique

Si Cindy Sherman est connue pour avoir produit des images à l'allure vintage, comme pour ses fameux « film stills » évoqués plus haut, elle n'est pas du tout rétro dans son approche de la photo. Techniquement, elle conçoit elle-même ses clichés (elle ne procède cependant pas aux tirages). Ainsi, à partir de 2003 et de sa série « Clowns », elle se photographie avec un appareil « à l'ancienne » (argentique), mais les fonds aux couleurs criardes sont conçus par ordinateur à l'aide de Photoshop. Ici, le logiciel de retouche est utilisé pour accentuer des effets et non, comme la plupart du temps, pour réparer les outrages du temps.

Untitled #414 (« Clowns », 2003). Cindy Sherman utilise les technologies numériques pour concevoir ses fonds aux couleurs criardes et accentuer jusqu'à l'outrance les effets de ses clichés.

Untitled #414 (« Clowns », 2003). Cindy Sherman utilise les technologies numériques pour concevoir ses fonds aux couleurs criardes et accentuer jusqu'à l'outrance les effets de ses clichés.Cindy Sherman/Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York

Enfin, Instagram constitue l'une des récentes inspirations de Cindy Sherman. Utilisant des applications de correction du visage comme Facetune ou Perfect 365, elle a produit à foison pour le réseau social - des Cindy monstrueuses, grotesques, ridicules, maladives, effrayantes - dans une frénésie inégalée, comme si une petite fille avait à sa disposition un magasin entier de masques. Et comme les images ne sont cependant pas d'une définition très précise, elle a trouvé une parade pour les reproduire en grand : la tapisserie. Sur la trame de laine apparaît désormais la Cindy Sherman du XXIe siècle capable d'une majestueuse autodérision.

« Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton », à Paris, du 23 septembre au 3 janvier 2021.

« Crossing views » : dialogue avec la collection de la Fondation Vuitton

Tandis que la rétrospective Cindy Sherman est présentée sur deux niveaux, la collection permanente de la Fondation Louis Vuitton propose une sélection en dialogue avec la création de l'Américaine. L'ensemble réunit 20 artistes et une soixantaine d'oeuvres, dont beaucoup concernent l'autoportrait. C'est bien sûr le cas d'Andy Warhol, un artiste de référence pour Cindy Sherman, pilier du pop-art et pour la petite histoire grand amateur de perruques dans la vie quotidienne. Les icônes de l'art contemporain britannique Gilbert & George, sculptures vivantes et adeptes assidus de l'auto-représentation sont présents grâce à une oeuvre géante de 2019 de la série des « Images paradisiaques ». Dans les dernières années, des artistes d'Afrique du Sud ont émergé sur la scène internationale comme Zanele Muholi (née en 1972) militante de la reconnaissance noire et homosexuelle qui se présente souvent transformée dans ses images en noir et blanc telle Salut à toi la lionne noire de 2014-2015.

Judith Benhamou-Huet

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