Pamela Tulizo est une jeune femme d'aujourd'hui. Née en 1993 dans la province du Nord Kivu, en République Démocratique du Congo, elle grandit à Goma, ville que la presse internationale appelle la "capitale du viol." Devenir femme dans un tel environnement, être perçue comme une éternelle victime aurait de quoi en abattre plus d'une.

Ma mère a été mon inspiration, mais c'est mon père qui a guidé ma démarche artistique autour de la femme.

Et pourtant Pamela Tulizo est une battante: contre l'avis général, elle décide de s'exprimer haut et fort. Grâce au Prix Dior de la Photographie, son message de vérité et d'espoir se répand à travers le monde.

Marie Claire : Pourquoi avoir appelé cette série "Double Identité, femmes du Kivu"?

Pamela Tulizo : Parce que je suis moi-même femme du Kivu, et je souffrais de voir l'image de la femme de plus en plus caricaturée. Goma a une notoriété très négative: la guerre, la violence, les réfugiés, les maladies… et la femme, toujours au centre de cette violence, vue comme une pure victime. Tout cela est vrai, mais à côté de ça il y a la vie: des femmes très belles, qui aimeraient être représentées avec leur espoir, leur sourire, leur talent, leur pouvoir. Je voulais montrer le contraste entre ces deux femmes de façon très contemporaine.

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Qu'est-ce que cela signifie d'être née femme au Kivu?
Je viens d'une grande famille polygame. Ma mère a eu 7 enfants, mais j'ai beaucoup de demi-frères et de demi-soeurs, je ne sais pas combien. J'ai grandi entourée par les femmes: des soeurs, des mamans, des tantes, des cousines… J'étais une enfant très calme, très observatrice. J'apprenais en regardant, surtout ma mère, qui est d'une force incroyable. Ça a été très difficile pour ma mère, qui était la plus jeune des femmes. Elle a beaucoup encaissé, mais elle a toujours relevé la tête. Sa force de caractère a été un exemple pour moi.

Ma mère a été mon inspiration, mais c'est mon père qui a guidé ma démarche artistique autour de la femme. Il était distant, autoritaire. Quand je lui ai annoncé que je voulais être photographe, il m'a dit: "Ce n'est pas possible. C'est un travail dangereux, un travail d'homme. Toi tu n'es qu'une femme." Ça m'a révolté, mais ça m'a fait réfléchir sur mon identité, sur qui je suis. C'est ma mère qui m'a sauvée: quand je sortais faire des photos, elle disait à mon père qu'elle m'avait envoyée faire quelque chose, pour qu'il ne sache pas où j'étais. Sans ma mère je ne serais pas la femme que je suis. Et la femme, c'est le coeur de ma démarche.

C'est pour ça que mes photos interpellent la presse internationale, pour leur dire qu'il faut voir au-delà de la guerre, au-delà de la violence.

Maintenant que vous êtes devenue photographe à part entière, que vous avez remporté ce prix, comment vous perçoit-t-il?
Je ne sais pas s'il m'accepte totalement, mais je sens qu'il commence à être fier de moi. Il arrive à dire: "Ma fille est photographe". À chaque fois que je lui parle de mon travail, j'essaye de lui dire ce que je fais par rapport à la femme, le comment, le pourquoi. Il ne comprend pas encore, mais il y a quelque chose qui émerge.

Comment êtes-vous venue à la photographie?
J'ai commencé par être journaliste, parce que rien de ce que je voyais dans les médias ne m'intéressait. Je voulais essayer de changer les choses, raconter le monde tel que je le voyais. Mais très vite, j'ai réalisé que je n'avais pas vraiment de liberté d'expression. Je travaillais pour une chaîne locale, il fallait suivre la ligne éditoriale, et les sujets que je proposais n'étaient pas souvent acceptés. Alors je me suis dit que la photographie me donnerait la liberté de travailler à mon compte, de dire ce que j'ai envie de dire. À Goma, il n'y a pas d'académie de beaux arts.

J'ai contacté des photographes que j'avais rencontrés quand j'étais journaliste, et l'un d'entre eux m'a prise en apprentissage, un photographe très talentueux, Martin Lukongo. Il m'a appris les bases, la technique. J'ai commencé à prendre des photos avec mon téléphone, et ensuite Martin m'a prêté un appareil pendant assez longtemps. Ce n'est pas facile de trouver du matériel photographique à Goma (rire). Ensuite j'ai obtenu une bourse pour aller étudier en Afrique du Sud. Aujourd'hui je suis diplômée, mais les débuts ont été vraiment difficiles. Je suis une toute petite femme, et il a fallu que je fasse mes preuves, que je me fasse accepter par la communauté des photographes, qui est une communauté d'hommes.

C'est pour ça que mes photos interpellent la presse internationale, pour leur dire qu'il faut voir au-delà de la guerre, au-delà de la violence. Montrer aussi les images positives, les success stories. Même si tu as été réfugiée, même si tu as été violée, tu n'est pas détruite, tu as l'espoir. Tout ce qu'on dit du Congo est raconté par des étrangers, des gens qui ne sont pas congolais. Je trouve qu'il est temps que l'Afrique écrive sa propre histoire. Moi je suis de Goma, je suis congolaise, mon point de vue ne sera pas le même que celui de quelqu'un qui vit ailleurs, qui ne connaît pas la réalité de cette ville. Il fallait rendre visible ce jeu de regard, le miroir déformant de la presse, pour montrer cette double identité de la femme à Goma.

Cette double identité vous l'exprimez visuellement, notamment par les habits. Pourriez-vous nous parler de votre rapport aux vêtements ?
Ça m'intéresse beaucoup. J'adore la mode, les couleurs. Mais ici il ne s'agit pas simplement de mode, il s'agit d'identité. Il fallait faire exister chaque personnage, chaque histoire, à travers les accessoires. C'était l'élément le plus important de la série. Il fallait un oeil très aiguisé pour choisir les couleurs, les tenues. C'était très réfléchi. Il fallait représenter cette femme à la manière congolaise, à la manière du Kivu, mais qu'elle soit aussi contemporaine, moderne. Les femmes s'habillent bien chez moi, elles sont stylées. La mode évolue et prend de l'ampleur à Goma. Il y a des stylistes, des mannequins, des maisons de mode.

Il y a tant femmes qui aimeraient faire des choses, devenir quelqu'un 

Aujourd'hui vous avez gagné un prix décerné par une grande maison de mode, et vos photos vont être vues dans le monde entier.
C'était mon objectif dès le départ. Je voulais que mes photos soient diffusées partout. Ce prix, je le vois comme un porte voix qui donne à mon travail une visibilité internationale. C'est un coup d'envoi pour mes projets, surtout cette série qui était très importante pour moi et qui cible le monde extérieur. Par ces photos, j'appelle tout le monde, que ce soit les médias, les journalistes, les artistes, à voir l'autre côté de la vie à Goma, au Congo, sans la caricaturer ni la victimiser. Il faut décoloniser l'image de l'Afrique. Et ce que je veux dire aux femmes, puisque tout mon travail repose sur l'identité de la femme, c'est de croire en elles, d'être conscientes de leur force, de leur beauté, de leur pouvoir.

Vous parlez de décoloniser le regard; le Congo vient justement de demander des excuses à la Belgique pour les crimes commis à l'époque de Léopold II.
Personnellement, je pense qu'il est temps de réécrire l'histoire, d'aller de l'avant, de prendre nos responsabilités. Il y a des erreurs qui ont été faites, des crimes qui ont été commis, mais c'est maintenant qu'il faut faire autrement, nouer de nouvelles relations entre les congolais et la Belgique. Il y a eu l'esclavage, la colonisation, oui. Mais il ne suffit pas de demander justice si c'est pour refaire les mêmes erreurs. Il est temps de nous reconnaître en tant qu'humanité et de réécrire l'histoire avec de nouvelles alliances, avec une nouvelle considération de l'être humain. 

Comment voyez-vous l'avenir?
Là, je suis bloquée en Belgique par la pandémie, mais je veux rentrer à Goma dès que possible. J'ai un nouveau projet qui m'attend: créer un espace d'éducation sur le droit de la femme à Goma. Un espace d'échange, de formations, d'apprentissage de l'art, de la photographie, du cinéma, du journalisme, de la danse, du slam… Parce que tout le monde n'a pas la chance d'avoir une bourse pour partir étudier, alors il faut faire venir des gens d'ailleurs, surtout des femmes, pour qu'elles partagent leur expérience avec les femmes et les jeunes filles de Goma.

Il y a tant femmes qui aimeraient faire des choses, devenir quelqu'un, mais il n'y a pas d'école d'art à Goma. Ça fait deux ans que je cherche des fonds et un lieu. La dotation du prix va m'aider à lancer concrètement le projet. Bien sûr ce n'est pas suffisant, mais c'est un début. Ce prix, je le dédie à la femme de Goma, à toutes les jeunes femmes du nord Kivu.