Antoine d’Agata : “Je fais de la photo comme un alcoolique tiendrait un journal intime”

Avec son style cru et réaliste hérité de Nan Goldin ou de Larry Clark, le Français trace depuis trente ans une voie passionnante et dérangeante dans la photographie. Rencontre.

Par Frédérique Chapuis

Publié le 17 novembre 2016 à 18h19

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h15

Depuis trente ans, d’un continent à l’autre, le photographe marseillais Antoine d'Agata, à la manière de Nan Goldin ou de Larry Clark, n'a eu de cesse de poursuivre une quête ardue et radicale. Une plongée dans la prostitution, la violence urbaine et la drogue pour traquer avec sa caméra l’irruption de la vie, la beauté d’un geste, et la solidarité humaine ; là où d’autres ne voient qu’un néant irrémédiable. Une exposition et cinq livres rendent compte aujourd'hui de son travail si particulier. Rencontre avec un habitué des descentes aux enfers.

Quand a débuté cette expérience photographique ?

En 1987, à Marseille je sortais de dix années de militantisme politique d’influence situationniste, d’une extrême violence. Fasciné par la marginalité, j’avais partagé des expériences totales avec les putains, les junkies, les voyous. Un matin, je suis parti en Amérique centrale, vers les révolutions lointaines, pour retrouver cette même énergie d’auto-destruction.

Quelle est votre première image?

Celle dont je me souviens a été prise au Salvador, en 1987. J’étais un photographe novice. Un matin, je me suis réveillé auprès d’une chef de bande, sans savoir qui elle était vraiment. J’ai pris l’appareil photo pour saisir l’instant, inscrire simplement un sentiment. Je ne me suis pas placé dans une logique esthétique ou de documentation au départ. Mais dans un geste plus existentiel, plus politique.

Cette manière d’être et d’agir, afin de partager le sort de la communauté que je me suis choisie, résume aujourd’hui encore ma position photographique.

A quel moment avez-vous décidé de suivre cette voie radicale ?

Quatre ans plus tard, à New York, en pleine génération Sida, l’addiction me ronge. Je suis au bout du rouleau. La photo m’apparait comme la seule issue possible, qui me permet d’aller plus loin, d' élaborer une stratégie pour rendre compte de ma position. Dès le départ, c’est comme ça que je fais de la photo. Comme je tiendrais un journal intime, on va dire un journal alcoolique. D’ou cette sorte de bouillie, ce brouhaha photographique, résultat de nuits d’images et de planches contacts où l'on ne voit rien, et où des années m’ont été nécessaires pour faire émerger un certain ordre... ou désordre.

Antoine D'Agata, explorateur du côté obscure de la vie.  

Antoine D'Agata, explorateur du côté obscure de la vie.   © Paul Rousteau pour Télérama

On vous voit souvent en action avec des jeunes femmes dans vos photographies. Comment avez-vous mis au point ce protocole?

La première image comme ça, a été faite au Salvador où je suis retourné en 1990, pour suivre les escadrons de la mort. J'y avais une fiançée, Bianca. Alors que je m'apprêtais à faire son portrait, dans un geste affectueux je lui caresse la joue, et je déclenche. Sur l'image il y a son visage et cette main intruse. Je réalise, alors, que je n'ai pas seulement fait un portrait de Bianca, mais le portrait d'une relation à elle, violente et tendre à la fois. C'est une image clef.

Comment s'est développé votre style ?

Les 20 ans qui suivent sont un lent apprentissage pour savoir comment aller plus loin dans cette logique. Comment investir le cadre dans des situations extrêmes de sexe et de prise de drogue, en utilisant un pied photo, des câbles, ou en donnant carrément l’appareil à d’autres. Une technique séduisante, au point que la copine que j’avais au Cambodge, il y a quelques années, ne voulait plus venir avec moi dans la chambre, elle voulait juste faire les photos. C’était devenu un jeu. Finalement aujourd’hui, en ce qui concerne les clichés de nuit - le jour c’est autre chose - j’ai pratiquement renoncé à faire moi même les images. A ce jour j'ai compté plus de cinquante personnes qui m'ont photographié. Je me suis débarrassé de cette position artificielle de voyeur, pour assumer l’entière responsabilité des situations et des relations.

Vous ne travaillez pas de la même façon le jour ?

Le jour, je suis dans une tout autre logique. Je prends des photos de la guerre, de l’immigration, de Sangatte, et là, au contraire, je suis très maniaque. Pour ma série sur Fukushima, par exemple, je suis revenu à cette réalité objective que l’on connaît mieux, en enregistrant méthodiquement 900 façades de maisons.

Antoine d’Agata
Fukushima, Japon, 2014 (2016)

Antoine d’Agata
Fukushima, Japon, 2014 (2016) © Antoine D'Agata © Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris

Pourquoi faites vous ces images ?

Il y a deux raisons profondes. La première : pour moi. En tant qu’athée et nihiliste, faire ces images est devenu un outil, une discipline, qui me permet tous les jours de repartir. M’exposer à la violence du monde est quelque chose de très intime, qui n’est pas photographique. C’est de l’existence pure. La seconde raison est politique. J’ai commencé à raconter une histoire qui va à l’encontre de ce que l’on voit à la télé, qui va à l’encontre des différentes traditions photographiques, et j’ai envie d’aller au bout de cette histoire ; montrer des putes qui jouissent, des criminels gentils, une humanité plus profonde, plus complexe. Il y a cela dans mon film Atlas, où j'ai enregistré 24 témoignages de femmes qui  représentent  2775 sous-titres. Cette somme de paroles rend compte de ce qu'endurent ces prostituées dans leurs quotidiens, mais il y a un deuxième niveau de confidence, plus intime et direct, avec moi : elles disent aussi qu'elles m'en veulent d'être là, de les regarder... 

“Les visions cauchemardesques que j'entrevois sous drogues”

Aujourd'hui, votre travail se présente sous formes de mosaïque, les images sont presque invisibles, à la limite de l’effacement, pourquoi ?

Pour imposer une distance et pour obliger à regarder en série. La compulsion a toujours été présente dans mon travail. Mais depuis des années, elle s’est accélérée, complexifiée. Je pense qu’il y a, à l’origine, les visions cauchemardesques du monde que j’entrevois sous l’emprise des drogues. Quand je suis défoncé et que j’ai des hallucinations, je vois ça. C’est une obscurité générale, où les êtres survivent comme ils peuvent, crient, et où tout se défait : la raison et la chair.

C'est une vision désespérée du monde ?

Non. C’est comme ça que je vois mes images aujourd’hui, et que je me vois. Dans ce trop plein. Il faut que je me concentre, car cette obscurité me gagne et je suis moi même dans un processus d’épuisement, de fatigue, de tristesse. Je me sens vraiment petit face à la mort, face à cette violence.

“L’obscénité, elle est dans les rapports quotidiens”

Pensez-vous que vos images soient pornographiques ?

L’obscénité, elle est dans les rapports quotidiens, elle est dans le formatage, l’artificiel ; elle est dans le confort de ne pas exister, de ne pas parler, mais de consommer. Montrer des corps qui s’évertuent à exister, même si c'est c'est par le sexe, la drogue, ou le crime (je pense aux enfants soldats), je ne trouve pas ça pornographique. L'obscénité est dans le fait d’être complice et d’être partie prenante d’un système qui exclut, qui écrase, qui gère l’utillité et la non-utilité de certains humains.

Pourquoi êtes-vous passé au film pour raconter votre histoire?

Je crois qu’on n’en est plus à la différenciation entre images fixes et animées. Les séries Atlas et Paradigme, ou le mur d’images et le film présentés dans la galerie, ne sont rien d’autres que ce que font des foules d’amateurs avec leurs smartphones. Aujourd’hui, en nourrissant le monstre Internet, s’exprime un désir compulsif d’exister à travers la prise de vue. Et, comment se remettre en cause, quand les anonymes poussent la photographie à ce point dans ses retranchements ? Oui, la photographie est en train de se déliter dans quelque chose qu’on ne peut ni appréhender, ni expliquer, avec ces milliards d’images qui s’accumulent de jour en jour. Les outils vont venir, mais pour l’instant, c’est une accumulation sans fin qui engendre un effacement de l’image, de l’identité. Il faudra bien que l’art et la photographie trouve les moyens de se réapproprier cette énergie globale.

De quelle manière ?

Je reste aujourd'hui dans une posture situationniste: invente toi une vie, c’est ça le but ! Je me sens plus en accord avec mon temps en refusant une position de professionnel et en renonçant aux privilèges, au confort : ma pratique est plus proche de celle d’un amateur que d’un photographe de Magnum ... Je vais être dur, mais je trouve que les artistes contemporains sont trop dans des petits arrangements. Céline, Arthaud, Bacon, Warhol, ont été plus en phase avec leur temps que les autres. Aujourd’hui, il manque des gens qui réinventent l’humanité. Le terme d'artiste ne me convient pas, il est trop lourd, je me vois plutôt comme un agent de contamination.

Êtes vous heureux ?
Non. Mais dans la mesure ou j’ai payé le prix pour être dans une position juste, y a une vraie sérénité aujourd’hui. Je ne suis pas inquiet, avec ou sans photographie, je serai au même endroit. Je dirais que c’est un bonheur en creux.

Rencontre vendredi 18 novembre à 18h avec Léa Bismuth, Galerie Les filles du calvaire, 17 rue des Filles du Calvaire, 3e. Entrée libre.

Cinq albums viennent de paraître sur l'œuvre d'Antoine d'Agata : Atlas, Editions Textuel, 55€. Cidade de Pedra, Void Edition, 60€, A. New York, 1988-93, Editions André Frère,32€, Paradigmes, Editions de L'air, 190€, Frontline, Ed.Tbilisi Photofestival, 35€.

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