Disparition

Robert Delpire, mort d’un passeur de regards

Auteur, éditeur de livres de photographie et compagnon de route des plus grands artistes, ce curieux de nature à l’œil acéré a occupé sa vie à manier les images.
par Clémentine Mercier
publié le 26 septembre 2017 à 19h36

A la lettre V, il avait choisi le mot voir. En fin d'un abécédaire publié dans C'est de voir qu'il s'agit, florilège de ses textes paru en juin, Robert Delpire favorisait le verbe qui aura guidé une vie passée auprès des photographes. Editeur de livres de photographie, Robert Delpire est mort à Paris, dans la nuit de lundi, à 91 ans. «Je n'ai pas l'œil usé. Une chance», confiait-il dans cet ouvrage touchant et passionné. Témoignage de son enthousiasme à regarder les photographies une vie durant, le «montreur d'images», comme l'avait surnommé la photographe Sarah Moon, sa femme, aimait avant tout regarder, en pleine liberté et en toute amitié. Et Bob avait l'œil. Celui qu'on appelait ainsi, Bob donc, - sa grand-mère en avait décidé dès son enfance - était un grand - «Big Bob», selon Christian Caujolle qui signait un bel article lors de son exposition rétrospective à la Maison européenne de la photographie, en 2010.

Figure du milieu de la photo, ami des plus grands regards, auteur de textes d'une rigueur et d'une simplicité lumineuses, Robert Delpire nous quitte alors que la génération de photographes émergés de l'après-guerre disparaît petit à petit. Œuvrant au côté des plus importantes signatures, il martelait la nécessité d'apprendre à voir, de toujours réapprendre à voir, même. Réfléchir sur l'image était pour lui «une urgence absolue».

«Culte». Robert Delpire était surtout l'œil qui avait su avant tous les autres repérer Robert Frank en publiant les Américains en France. Dans les années 50, un après-midi, sur un coin de table, les deux hommes font voler en éclats «la notion de témoignage objectif». Après la parution de ce livre, la photographie n'est plus la même. «Son œuvre n'est pas un discours, c'est un cri», écrivait-il à propos de son ami. Dans l'abécédaire, à A, il note : «A comme les Américains : jamais Robert Frank ni moi n'avons pensé que nous faisions un livre culte en 1958. Je ne suis pas sûr d'aimer le mot. Je me méfie des formules et des religions.»

Rien, pourtant, ne le prédestinait ni à la photographie ni à la page imprimée. Si ce n'est les ouvrages de Jules Verne, qu'il feuilletait discrètement alors que sa mère, modiste, faisait essayer des chapeaux. Ou alors un appareil photo en bakélite qu'il attrapa un jour dans une machine de fête foraine. Né en 1926 à Paris, le jeune sportif de haut niveau étudie la médecine dans les années 50. En cinquième année, il prend la tête de la revue de la Maison de la médecine, un petit journal à destination du corps médical. Il la transforme en revue artistique. Intitulée Neuf, comme tout ce qui est nouveau, la publication alliera littérature et photographie. Dès les premiers numéros, Robert Delpire fait appel à Georges Duhamel et André Breton. Puis à Jacques Prévert pour l'écrit et à Brassaï, Henri Cartier-Bresson ou Robert Doisneau pour les signatures photo. De ses débuts croisant image, science et littérature, il gardera sans doute un attachement particulier à l'œuvre du photographe et médecin Etienne-Jules Marey, qu'il considère le plus important des artistes de la fin du XIXe siècle. S'il avait été photographe, Robert Delpire aurait souhaité être l'inventeur de la chronophotographie. Il deviendra éditeur, sans doute le plus influent passeur de regards de la seconde moitié du XXe siècle. Comme Marey, il était un touche-à-tout curieux, plein de ressources, influencé par les amitiés liées avec sa revue atypique.

Confiance. Delpire avait ainsi ouvert son œil à tous les champs : graphisme, illustration, livres pour enfants (il a notamment édité les Larmes de crocodile d'André François et publié Max et les Maximonstres en 1967). Il était aussi directeur d'une agence de publicité (campagnes de Citroën et de la BNP). Au cinéma, il produit deux films marquants de William Klein, Qui êtes-vous Polly Maggoo ? et Cassius le grand. Sollicité par Jack Lang en 1982, il fonde le Centre national de la photographie au Palais de Tokyo, qu'il dirige jusqu'en 1996 à l'hôtel Salomon de Rothschild.

Editeur défricheur, on lui doit le premier livre de Brassaï, de nombreux ouvrages d'Henri Cartier-Bresson, de Jacques-Henri Lartigue ou de Josef Koudelka. Son secret ? La confiance et la connivence avec les artistes : «Un éditeur n'est pas un artiste. Un éditeur est un artisan. Il est au service de l'auteur. Faire un bon livre de photographie, ça n'est pas faire un livre pour soi mais pour l'auteur.» Il avait ainsi démocratisé le livre de photographie grâce à la jolie collection noire en petit format Photo Poche, mais aussi avec les numéros «spécial photo» du Nouvel Observateur, qui ont marqué une génération. Dans sa longue carrière, il tenait surtout à l'esperluette : son exposition en 2009 à la Maison européenne de la photographie, appelée Delpire & Cie, rendait hommage à tous les talents. «L'esperluette est essentielle : je n'aurais rien fait sans tous ceux avec qui j'ai travaillé.» Une vie d'amitiés et de photographies.

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