Les trouvailles de Man Ray et Lee Miller

Elle fut le modèle, l'élève et la compagne du photographe et portraitiste d'avant-garde. Elle permit à l'Américain de découvrir la solarisation. Un procédé qu'il a rendu célèbre.

Par Yasmine Youssi

Publié le 09 août 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h17

C'est lui qu'elle veut comme professeur, et personne d'autre. Maître incontesté de la lumière, Man Ray (1890-1976) est, en cet été 1929, le portraitiste le plus couru du tout-Paris. Les magazines de mode américains se l'arrachent. Quant aux surréalistes français, ils le consi­dèrent comme l'un des leurs. Alors, tant qu'à devenir photographe, c'est chez lui que Lee Miller (1907-1977), mannequin vedette de Vogue tout juste débarquée de New York, a décidé de faire son apprentissage. Mais elle a beau sonner à la porte de son studio, 31 bis, rue Campagne-Première, à Montparnasse, personne ne répond. « Il est parti en vacances », la renseigne le concierge. Foutu pour foutu, la jeune femme, beauté androgyne au blond hitchco­ckien, décide d'aller noyer sa déception dans un verre de Pernod dans un café de la place de l'Odéon. Surgit Man Ray. Elle se présente : « Lee Miller, je suis votre nouvelle élève. »

Des élèves, ou plutôt des assistants, son compatriote en a déjà eu plusieurs depuis qu'il s'est installé à Paris, en juillet 1921. Berenice Abbott (1898-1992) tout d'abord, qui volera de ses propres ailes pour réaliser des vues saisissantes de New York. Le Britannique Bill Brandt (1904-1983) aussi, connu pour ses photos de l'Angleterre des années 1930-1940. Mais aucun avec lequel il ait noué une relation aussi intense qu'avec Lee Miller, dont il tombe amoureux. Leur association est on ne peut plus productive. Elle pose pour lui, il lui transmet son art, lui apprend notamment à user des gros plans, à privilégier les angles inattendus, à isoler un personnage de son contexte, à retoucher une image, et surtout à « soulever l'écorce du réel pour libérer une énergie qui mêlait l'érotisme et le rire au profit de l'art », comme l'écrit Serge Sanchez, auteur d'une nouvelle biographie consacrée à l'artiste.

Lee excelle dans l'art du portrait

Très vite, Lee excelle dans l'art du portrait, dont elle a compris qu'il reposait en grande partie sur l'utilisation de la lumière. Man Ray a ses techniques : la plupart du temps, il commence avec un éclairage d'appoint autour de la personne à photographier. Il lui arrive aussi d'interposer une ampoule entre celle-ci et le mur pour l'auréoler d'un cercle de lumière. Pour obtenir un effet cinématographique, il se sert d'un éclairage frontal. « Dans la seconde moitié des années 1920, il emploie occasionnellement une rampe d'ampoules de forte puissance qui a la particularité de démultiplier l'ombre de son modèle », écrit Clément Chéroux dans Man Ray : portraits. Pour illuminer les cheveux de ceux qui se bousculent dans son studio, le photographe n'hésite pas non plus à placer une petite lampe au-dessus de leur tête.

Le travail ne manque pas. En une petite dizaine d'années, Marcel Duchamp, Francis Picabia et surtout Jean Cocteau, ses amis, l'ont présenté a tout ce que Paris compte d'artistes et de musiciens d'avant-garde, de mécènes, d'aristocrates, de personnalités du monde de la nuit, de la mode, du cinéma et du spectacle. Le bouche-à-oreille a fait le reste : le studio ne désemplit pas. Il faut accueillir les clients, les mettre à l'aise, agencer les lumières, filer ensuite dans la chambre noire développer les images. C'est peut-être ce que Lee Miller préfère. Comme le lui a expliqué son amant, c'est le lieu de tous les possibles, de toutes les expérimentations, où le moindre accident peut devenir trouvaille. Comme le jour où Man Ray a obtenu sa première rayographie, en 1921. Il avait posé un thermomètre, un verre gradué et un entonnoir sur du papier sensible, avant d'allumer la lumière par mégarde. Et voilà que les formes de ces trois objets s'étaient imprimées en blanc sur les feuilles noires. Il s'en était ensuite donné à coeur joie, plaçant sur le papier des ustensiles de cuisine, des peignes, des ampoules, des fleurs aussi ou des morceaux de coton. Pour lui, c'était une manière de dessiner avec la lumière. Mais depuis quelque temps, Man Ray s'ennuie avec la photo. Il se rêvait peintre et n'avait ouvert son studio, en 1922, que pour gagner sa vie. Il veut retourner à ses premières amours. Alors il laisse à Lee le travail en chambre noire.

« Enrôler le hasard dans un processus créatif »

C'est pour elle « un défi et non une corvée », assure son fils, Antony Penrose, dans Les Vies de Lee Miller. Et plus encore ce jour de 1929 où, développant des négatifs de nus, elle sent quelque chose – une souris ? un cafard ? – lui passer sur le pied. Elle pousse un cri de frayeur, allume la lumière. Man Ray accourt et a la judicieuse idée de plonger les négatifs dans le fixateur : il vient de pratiquer sa première solarisation sans le savoir. « Les noirs devinrent blancs, une ligne apparut sur le contour des corps qui semblaient nimbés de halos », écrira-t-il dans ses Mémoires. « Cette découverte accidentelle était de mon fait, racontera Lee Miller. Mais c'est Man Ray qui sut la maîtriser pour qu'à chaque fois elle donne les résultats qu'il souhaitait. [...] Il avait un don unique pour enrôler le hasard dans un processus créatif. » Il n'en fallut pas plus pour relancer l'inspiration du photographe. Il commença par solariser sa compagne, puis d'autres artistes tel Georges Braque. Son portrait, au rendu extrêmement graphique, presque crayonné par endroits, estompé par d'autres, donne au peintre cubiste un côté mystérieux, surréel. Plus étonnant encore, ce tirage de la chanteuse et actrice Suzy Solidor (1900-1983). Homosexuelle revendiquée, elle pose nue, les mains sur les seins. Sous l'effet de la solarisation, ses ongles vernis deviennent argentés, tranchants, ce qui contraste avec la douceur de son sourire.

Man Ray pratique également la solarisation dans ses œuvres d'art, comme le célèbre Primat de la matière sur la pensée, publié en 1931 dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution. L'image, ténébreuse, figure une femme nue dont la peau semble se répandre sur le socle où elle est allongée. Là, poursuit Clément Chéroux, « l'effet de solarisation est poussé jusqu'à une quasi-dissolution des contours du corps. Dans les portraits, la technique est généralement employée avec davantage de retenue ou de discrétion. Elle ne dilue pas les formes mais semble au contraire les souligner d'un fin délinéament sombre. »

Si Man Ray n'a inventé ni la rayographie, ni la solarisation – William Henry Fox Talbot, en 1834, et Antoine Sabattier, en 1862, l'avaient fait avant lui –, il leur a donné une ­dimension artistique inégalée. « Les rues sont pleines d'artisans admirables, soufflait l'artiste, mais il y a si peu de rêveurs qui passent à l'action. »

À lire

Autoportrait, de Man Ray, éd. Actes Sud, coll. Babel, 516 p., 11,70 €.

Man Ray, de Serge Sanchez, éd. Folio Biographies, 368 p., 8,90 €.

Man Ray : portraits. Paris-Hollywood-Paris, de Quentin Bajac et Clément Chéroux, éd. Centre Pompidou, 320 p., 19,90 €.

Les Vies de Lee Miller, d'Antony Penrose, coéd. Arléa-Seuil, 216 p., 28 €.

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