Sebastião Salgado : “Seules, mes photos ne peuvent rien”

Le célèbre photographe, installé en France depuis les années 1960, s’apprête à intégrer l’Académie des Beaux-Arts : un symbole fort pour celui qui fut réfugié politique, après avoir fui la dictature brésilienne. L’occasion d’évoquer avec lui son intronisation, ses projets en cours et son engagement pour l’écologie. 

Par Sophie Rahal

Publié le 06 décembre 2017 à 13h35

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h38

Son sourire franc et ses épais sourcils blancs sous lesquels se cachent deux yeux d’un bleu profond sont reconnaissables entre tous. Lorsqu’il nous accueille en ce frais matin de décembre, dans son atelier parisien qui longe le canal saint-Martin, Sebastião Salgado dégaine instinctivement un tutoiement chaleureux, assorti d’un indémodable accent tout droit sorti de l’état du Minas Gerais, au Brésil, dont il est originaire. 

Installé à Paris depuis bientôt cinquante ans, le photographe s’apprête désormais à intégrer l’Académie des Beaux-Arts. Élu le 13 avril 2016 au fauteuil de son confrère Lucien Clergue (disparu le 15 novembre 2014), il reçoit ce mercredi 6 décembre son épée des mains d’Alain Genestar, directeur de la revue Polka. Et s’il récupère encore d’une fracture au genou droit, Salgado n’a pas pour autant cessé de travailler : il rentre d’un séjour de deux mois en Amazonie, où il veille à la bonne avancée de son dernier projet, démarré en 2013, autour des tribus indiennes. Cette occupation l’a d’ailleurs conduit à installer un studio photo en plein coeur de la Valle de Javari, à la frontière de la Colombie, du Pérou et du Brésil. Il avoue consulter frénétiquement son téléphone portable sur lequel les salariés de l’Instituto Terra lui envoient les nouvelles. Cette ONG, qu’il a créée avec son épouse sur ses terres natales, a déjà replanté 2,5 millions d’arbres dans une forêt amazonienne dévastée par la déforestation. Et alors qu’une exposition à Paris célèbre son travail, lui songe avec enthousiasme au livre qu’il espère publier en 2019 et à l’exposition qu’il aimerait organiser dans la foulée. Notre entretien, initialement programmé pour durer trente minutes, s'est finalement prolongé plus d'une heure... 

Chevalier de la Légion d'Honneur, Académicien... : vous êtes très apprécié dans notre pays, mais quel rapport entretenez-vous avec la France ?

J’y suis arrivé en 1969. J’avais 25 ans, et j’en ai aujourd’hui bientôt 73. C’est dans ce pays, où j’ai passé la majorité de mon temps, que je suis devenu photographe, que j’ai appris tout ce que je sais de la photographie ! Certains me décrivent encore, à tort, comme un photographe brésilien. J’ai obtenu la nationalité française en 1976, à une époque où j’ai aussi perdu mon passeport d’origine car la dictature qui sévissait au Brésil était très virulente avec ceux qui s’y opposaient. Mon épouse et nos enfants sont français (le deuxième y est né). La France est pour nous l’un des pays les plus ouverts au reste du monde.

Encore maintenant ?

Oui. Il suffit d’aller faire un tour à Paris ou dans le sud : Italiens, Portugais, Espagnols, Marocains, Algériens, latinos, etc… les Français, c’est un vrai mélange ! 
La France a été la troisième option qu’avait le monde au XXe siècle, lorsqu’il était partagé entre les Etats-Unis d’un côté, l’Union soviétique de l’autre. La puissance de la France, c’était sa proposition culturelle. Au Brésil, toutes les villes de plus de 100.000 habitants avaient une Alliance Française. Quand j’ai fini mon master à l’université de São Paulo en 1968, j’ai décroché une bourse pour poursuivre mon cursus à la prestigieuse université de Stanford, en Californie, mais j’ai préféré venir en France et m’inscrire à l’École nationale de la statistique et de l'administration économique (Ensae). Et lors de la Coupe du Monde en 1998, je ne comprenais pas que certains joueurs français ne connaissent pas La Marseillaise, parce que nous, gamins au Brésil, on l’avait tous apprise à l’école ! 

Et aujourd’hui, vous entrez à l’Académie des Beaux-Arts...

En 2005, ce sont mes amis Yann Arthus-Bertrand et Lucien Clergue qui y sont entrés. Lorsqu’on se retrouvait, Lucien disait pour plaisanter « Sébastião, c’est toi qui prendra ma place à l’Académie le jour de ma disparition ». Je répondais « d’accord », et on rigolait. En 2014, il m’a écrit pour me dire qu’il était malade, et qu’il tenait vraiment à ce que je prenne sa place. Alors, à sa disparition, je me suis présenté et suis entré à l’Académie. C’est très plaisant de se retrouver aux côtés de tous ces grands architectes, sculpteurs, peintres... je crois, en outre, que cette Académie représente une énorme caisse de résonance politique.

Pourtant, l'institution qui a fêté ses 200 ans en 2016, a du mal à se défaire d'une image un peu dépassée, voire plongée dans l'entre-soi... 

Mais l’Académie acquiert un nouveau dynamisme, notamment grâce à Laurent Petitgirard, qui en est un secrétaire perpétuel (élu en février 2017 – NDR) énergique et très actif. La section photographie date de 2005 ; elle ne compte que quatre photographes (Yann Arthus-Bertrand, rejoint par Sebastião Salgado, Bruno Barbey et Jean Gaumy, tous les quatre photographes documentaires – NDR) mais on va se battre pour l’agrandir et l’élargir à d’autres courants de la photographie. Je veux croire qu’une nouvelle dynamique va se mettre en place et que l’Académie va surprendre.

“Il y a une séparation nette entre la photographie et l’image”

Vos deux sujets de prédilection depuis trente ans, les déplacés et l’environnement, sont toujours d’actualité. Ces problématiques se sont aussi amplifiées...

Je suis très préoccupé par le comportement de notre espèce. Ce n’est pas seulement le problème d’un pays, c’est celui de toute l’espèce humaine. J’ai commencé à travailler sur la question des réfugiés dans les années 1980, puis nous avons changé de millénaire. Il y a eu le livre Exodes (paru en 2002), mais la situation n’a pas changé. On en parle aujourd’hui en Europe, car l’Europe est directement concernée, mais nous n’arrivons pas à régler nos problèmes de société.

Voyez-vous une différence entre les exilés d’hier et ceux d’aujourd’hui ?

Aucune. Ils sont victimes de mouvements géopolitiques, financiers ou économiques qui les dépassent. La majorité d’entre eux ne sait même pas pourquoi elle est là. Je me souviens d’un ami diplomate, négociateur auprès des Nations Unies. Un jour qu’il rentrait de Syrie, il m’avait prévenu : « Si on échoue à mettre toutes les parties autour d’une table pour empêcher que cette guerre éclate, on est à la veille d’une grande catastrophe ». Nous sommes finalement allés à la guerre... et aujourd’hui c’est la catastrophe.

Croyez-vous que vos photos ont permis de changer les choses ?

Mon travail, associé à celui d’organismes aux côtés desquels j’ai pu travailler (tels que Médecins sans frontières, Save the children, l’Organisation mondiale de la santé ou l’Unicef), forme un ensemble. Seules, mes photos ne peuvent rien. Il y a certainement des gens que mon travail a sensibilisés, mais de là à modifier la société... On peut participer au changement, mais en s’inscrivant dans un mouvement.

“Les photographes ont, tous ensemble, raconté l’histoire de l’humanité depuis le début du XXe siècle jusqu’à maintenant”

La portée de la photographie est-elle toujours aussi forte dans nos sociétés aujourd’hui noyées d’images ?

Je le crois, car en réalité il y a une séparation nette entre la photographie et l’image. On vit effectivement dans un monde d’images. Nos téléphones permettent de prendre, d’effacer, d’envoyer, de perdre ou de jeter des photos... mais c’est un langage. La photographie, c’est la mémoire ; elle est liée à l’histoire. La photographie, ce sont les photos que vos parents ont prises de vous et rangées dans un album ; vous les avez touchées, vous en avez abîmé les coins, mais c’est votre histoire et elle se trouve dans cet album. Les photographes ont, tous ensemble, raconté l’histoire de l’humanité depuis le début du XXe siècle jusqu’à maintenant. C’est ça la photo, et elle existe encore avec la même puissance, en dépit du côté commercial qui lui est souvent associé aujourd’hui. 

Sebastião Salgado en Papouasie Nouvelle Guinée (2008).

Sebastião Salgado en Papouasie Nouvelle Guinée (2008). © LéŽlia Deluiz Wanick

Votre formation d’économiste a-t-elle influencé votre manière de travailler ?

Elle a surtout influencé ma vie. J’ai eu la chance de pouvoir vraiment étudier l’économie, que ce soit à São Paulo ou à Paris : j’entends par là les finances publiques, la macro-économie, mais aussi l’anthropologie ou la sociologie. Ce fut, in fine, une formation sociale qui m’a permis de comprendre les moments historiques que j’ai vécus et de les analyser à la lumière de ce que j’avais appris. Ainsi, je n’ai jamais pensé que je devais faire un travail sur les travailleurs parce que cela ferait un livre important. J’ai fait La main de l’homme (paru en 1993) car j’avais étudié les fonctions mathématiques de la production, et dans cette fonction de production, la variable la plus importante, c’est le travail. Ce livre était un hommage au travail, mais aussi à la fin d’une époque (la révolution industrielle) où la main-d’oeuvre avait un rôle essentiel dans la production. Mon travail est globalement en cohérence avec l’Histoire car ma formation m’a permis de saisir tous ces enjeux et m’a préparé intellectuellement à comprendre ma société. Ma photographie, elle, est constituée de mon héritage, ma lumière, mon cadre, mon esthétique.

Songez-vous, parfois, à l’héritage que vous allez laisser ?

Non. Si j’y pense je suis mort. Je suis encore dans une dynamique de production, mon avenir est donc devant moi. Si je pense à l’héritage que je laisse, je place mon avenir derrière moi. 

Votre livre Genesis, hommage à la beauté de la planète, ressemblait pourtant à un projet final... 

Un photographe n’a jamais de projet final ! On ajuste les projets en fonction de notre condition physique. C’est la grande différence entre les photographes de l’Académie, qu’il est pratiquement impossible de réunir, et les peintres, les sculpteurs, les graveurs, les musiciens ou les architectes de l’institution, qui sont moins nomades. Je crois qu’un photographe ne pourra jamais être président ou secrétaire perpétuel de l’Académie, sauf s’il se trouve un jour handicapé.

Pour un photographe, se retrouver invalide reviendrait à mourir ?

Oui, un peu. En 2002, je me suis rendu au Mexique pour les cent ans de mon ami Manuel Alvarez Bravo (1902-2002). A peine arrivé chez lui, il a tenu à me montrer sa nouvelle photo : c’était un très beau cliché, de ses pieds plongés dans l’eau chaude, qui commençaient à gonfler... J’ai commencé Genesis en 2004, à 60 ans, pensant que ce serait mon dernier projet. J’ai bataillé pendant huit ans, j’ai passé huit mois par an dehors. Ce travail a nécessité une organisation colossale... et à la fin, j’étais épuisé dans ma tête, mais mon corps m’a permis de continuer. Aujourd’hui, quand je me retrouve avec ces tribus d’Indiens en Amazonie, je sens bien que mon physique n’est plus le même qu’en 2004 mais peu importent les piqûres d’insectes, les petites blessures, les serpents... ça tient encore !

A Voir – Sebastião Salgado et Marc Riboud, “Femmes du monde”, 10 novembre 2017 - 20 janvier 2018. Du mardi au samedi de 11h à 19h. Entrée libre.
Polka Galerie : 12, rue Saint-Gilles (3e)

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus