Quand Agnès Varda ouvrait les portes de son atelier

par Sarah Petitbon
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La cinéaste s'est éteinte dans la nuit à l'âge de 90 ans. Fin 2018, elle accueillait Polka dans son atelier parisien de la rue Daguerre. C’est là, au tout début des années 50, que la jeune apprentie photographe débarquée de Sète a trouvé son port d’attache. Visite guidée.

L'univers d'Agnès Varda s'étend de part et d'autre de la rue Daguerre. Au 88, sa maison, en face, au 83, l'atelier de la photographe, réalisatrice et artiste française.
© Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.

Dès le trottoir, la magie opère, poussant Parisiens et touristes bien renseignés à immortaliser l’imposante façade rose du 88, rue Daguerre et son portail bariolé. On entre. Agnès Varda, silhouette ronde surmontée de sa célèbre coupe au bol bicolore, nous accueille sans chichis dans sa salle à manger, autrefois bureau de son compagnon, le réalisateur Jacques Demy. Avec une restriction tout de même: interdiction formelle de photographier ces espaces privés. “J’ai atteint un tel degré de désordre”, soupire-t-elle.

Comme dans ses documentaires, pourtant, la frontière entre intimité et vie professionnelle est mince. Elle se résume ici à une cloison percée d’une porte, séparant la maison des bureaux de Ciné Tamaris, la société de production qui gère l’œuvre et la postérité du tandem Varda-Demy. “Voyez ce placard, poursuit-elle. Il était destiné aux prix que nous obtenions, Jacques et moi. J’ai continué à en recevoir après sa mort, en 1990. Maintenant, il y en a partout.”

C’est vrai que ça déborde. Sur les meubles et le rebord des fenêtres: les palmes de Cannes et les César voisinent avec toute une ménagerie d’or et d’argent, Lion de Venise, Ours de Berlin, et même avec un Oscar d’honneur obtenu par Agnès Varda en 2017 pour l’ensemble d’une carrière marquée par l’engagement, autant artistique qu’humaniste.

En 2017, elle reçoit un Oscar d'honneur pour l'ensemble de sa carrière.
© Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.
Trois chats, dont Nini, vivent avec l'artiste et ses œuvres.
© Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.

“Je vous fais visiter?” lance-t-elle sous la surveillance ronronnante de Nini, l’un des trois félins des lieux. Au pas de course, la cinéaste de 90 ans s’engouffre dans l’enfilade des pièces qui composent son “mini-village de vie et de travail”, ancien atelier d’encadrement qu’elle a investi avec le temps. Les locaux sont organisés autour d’une ruelle pavée. Ici une ancienne salle de montage, là son deuxième bureau, en lieu et place de l’atelier de repiquage où elle retouchait ses photos jusque dans les années 70. “C’est un lieu qui a vécu de mille façons.” Vaste terrain de jeu et de travail, décor de près de soixante-dix ans d’aventures artistiques et familiales.

“Je faisais pas mal de photos de mariage…”

De sa charmante courette, qu’elle a filmée à maintes reprises, elle dit qu’“elle est essentielle à [sa] vie”. Difficile aujourd’hui d’imaginer l’état de délabrement des locaux lorsqu’elle s’y est installée en 1951 pour monter son labo photo. “Un véritable taudis. Il n’y avait pas de sanitaires à l’époque, juste un cabinet à la turque, mais je m’y sentais bien.” Peu à peu, au gré des carrières des deux cinéastes, l’espace se métamorphose.

“A mes débuts, je faisais pas mal de photos de mariage. Ça me rapportait de quoi mettre de l’argent de côté pour les travaux. En 1958, Jacques est venu vivre avec moi et, ensemble, nous avons contribué à faire de ce lieu un palace.” Dans la cour, les souvenirs sortent de terre et s’étalent sur les murs. Sur celui du fond, une grande tache bleu azur s’écaille au gré des intempéries, relief d’un “ciel d’Italie, peint par Jacques car [leur] voisine était italienne”. Il y a aussi les arbres que le couple a plantés. “C’est quand même beau.”

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  • Son atelier renferme plus de soixante-dix ans de vie artistique. A 20 ans, en 1948, elle devient photographe pour le Festival d'Avignon.
    © Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.
  • Agnès Varda est née à Bruxelles en 1928. Sa famille quitte la Belgique en 1940 et s'installe à Sète.
    © Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.
  • Agnès Varda et Nini. La chatte lui a inspiré une installation “L'arbre de Nini”, exposée au Domaine de Chaumont-sur-Loire dans le cadre de sa saison artistique 2019.
    © Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.

Mélancolique, Agnès Varda? “Extrêmement, avoue-t-elle sans détour en nous entraînant hors de la maison. Je le suis de tout ce que j’ai vécu et de tout ce qui est perdu. La perte des amis, celle de Jacques, qui a été très dure, suivie de près par celle de ma mère, le même mois. Mais je suis une mélancolique de l’intérieur parce que continuer à créer produit en moi un contentement et que, dans la vie de tous les jours, je suis plutôt de bonne humeur.” C’est là tout l’art d’Agnès Varda, parvenir à maintenir dans la vie comme dans son œuvre ce subtil équilibre entre gravité et légèreté, sérieux et fantaisie, propos documentaire et poésie.

Des murs comme des albums souvenirs

De l’autre côté de la rue Daguerre, au numéro 83, on découvre l’atelier où elle et son équipe reçoivent aujourd’hui les collectionneurs. Là, les souvenirs prennent la forme d’images faites au gré de ses rencontres et des reportages de ses débuts. La pièce baignée de lumière regorge de vestiges d’expositions et de tournages, comme ce drôle de costume en forme de pomme de terre que la Varda plasticienne s’est amusée à revêtir pour la première fois en 2003 afin d’accueillir les visiteurs de l’exposition “Patatutopia”, à la Biennale de Venise.

Au mur, Brassaï, Calder, voisin et ami, Dali, Vilar, ou encore des militantes des Black Panthers.
© Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.

Au mur, les portraits de Dali, de Louis Aragon et Elsa Triolet, d’Alain Robbe-Grillet et Alain Resnais, de Calder et de Brassaï – “photographié à la chambre”. Leur mise en scène, très travaillée, traduit toujours le souci de ne pas se contenter de capter la réalité brute, mais de la transfigurer. Affleure ainsi une culture plastique et théâtrale profonde, forgée dès 1948 dans l’ombre de Jean Vilar et de son tout jeune Festival d’Avignon. Beaucoup d’humour et de tendresse aussi. Face à une photo de militantes des Black Panthers en lutte et en colère, Agnès Varda concède un goût pour l’image comme document. “J’aime bien aussi quand la photo est juste la réalité simple représentée.”

Etait-elle du genre à mitrailler ses proches? “Pas du tout, j’ai très peu documenté ma vie, même si j’ai photographié avec beaucoup de soin mes enfants. J’ai vécu intensément sans avoir besoin de capter ces moments. J’aurais pu demander à Picasso, par exemple. Ou à Jim Morrison, que j’avais rencontré aux Etats-Unis et avec qui je suis allée voir Jacques tourner ‘Peau d’âne’, à Chambord. Mais les photographes l’embêtaient tellement que je ne l’ai pas fait, par amitié. Je le regrette beaucoup. Ces images me manquent aujourd’hui.”

Deux amours, un regard

En introduction de son autoportrait documentaire, intitulé “Les Plages d’Agnès” et sorti en 2008, la cinéaste décrit ainsi son amour du septième art: “Aimer le cinéma, c’est aimer Jacques Demy, la peinture, la famille, les puzzles.” Et la photographie, alors? “C’est aimer les images. Toutes les images: les cartes postales, les reproductions de tableaux, les photos d’amateurs, celles des grands photographes, celles offertes par la rue ou celles qui surgissent dans la chambre noire. Peu importe. Ce qui compte, c’est le regard qu’on porte sur elles. Au fond, une image n’existe que si elle est regardée.”

Aujourd’hui, Agnès Varda avoue ne plus très bien voir, mais s’en accommode. “C’est embêtant pour quelqu’un qui a un travail visuel, reconnaît-elle. Mais j’ai bien vu.”

Agnès Varda crée des installations photographiques. Parmi ses motifs favoris figurent les patates en forme de cœur, fripées et rabougries.
© Ed Alcock / M.Y.O.P. pour Polka Magazine.
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