Édouard Elias: “Je voulais photographier à l’ancienne un conflit nouveau”

par Elisa Mignot
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Depuis novembre 2017, Edouard Elias photographie la région du Donbass, là où l’armée ukrainienne fait face aux séparatistes prorusses. Sur ce front de l'est du pays, se déroule une guerre de tranchées qui a fait plus de 10.000 morts et 25.000 blessés depuis 2014 et la révolution du Maïdan. Le photographe de 27 ans revient de ses voyages avec des images panoramiques et atemporelles. Un reportage publié dans Polka #41.

Lviv, novembre 2017. L'Académie des officiers accueille les cadets de l’armée. Certains iront sur le front de l'Est à la fin de leur formation.
© Edouard Elias pour Polka Magazine.

Quand l’idée de ce travail en Ukraine a-t-elle germé?

Je voulais m’y rendre depuis longtemps, mais c’est la nature même du conflit qui m’a décidé. La guerre de position, les tranchées, les paysages désolés… Tout évoquait des images de la Première et de la Seconde Guerre mondiale et me rappelait des choses que j’avais pu lire, voir dans des livres, des films: la bataille de Kharkov, la traversée du Dniepr, la prise de Kiev par l’Armée rouge. Jusque-là, les photographes avaient couvert l’actualité, mais personne ne s’était attardé sur la nature même de ce conflit, le rapport des puissances armées. J’ai décidé de partir faire un repérage à l’été 2017. Je suis allé sur le front, pour voir.

Comment s’est passé ce premier voyage?

J’avais bien sûr demandé les autorisations préalables à l’armée ukrainienne. Je me suis retrouvé à Avdiïvka, en face de l’aéroport de Donetsk, dans l’est du pays, tout près de la ligne de front. J’étais “drivé ” par des officiers de communication pour aller sur certaines de leurs positions. Je me laissais faire. Ce que j’ai alors découvert ne ressemblait pas du tout aux autres conflits que j’avais pu couvrir.

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  • Près de l'aéroport de Donetsk, janvier 2018. Les combats ont été intenses en 2014 et 2015. Aujourd’hui, c’est une guerre de position qui se joue dans des tranchées.
    © Edouard Elias pour Polka Magazine.
  • Sur la position de l’armée ukrainienne “Promka”, près de l’aéroport de Donetsk, juin 2017. Dans cette guerre de position, les tranchées sont autant des postes de combat que des lieux de vie aménagés par les soldats.
    © Edouard Elias pour Polka Magazine.
  • “Promka”, juin 2017. Un chien observe l'arrivée d'un véhicule médical. Sur le front, les combattants recueillent souvent des animaux de compagnie.
    © Edouard Elias pour Polka Magazine.
  • Pisky, juin 2017. Une école dont les fenêtres ont été soufflées par les tirs d’obus, dans la petite ville ukrainienne. Abandonnée, elle est devenue un no man’s land entre les lignes séparatistes et ukrainiennes.
    © Edouard Elias pour Polka Magazine.

Qu’est-ce qui était si différent et surprenant?

Le réseau de tranchées, les installations militaires et, surtout, la promiscuité dans laquelle vivaient les hommes. J’avais vu en Syrie des gars dans des conditions très difficiles, mais c’étaient des rebelles, pas une armée. Mon travail sur la Légion étrangère était bien sûr consacré à une armée organisée, mais les soldats restaient quatre mois sur le terrain, ils fatiguaient et il y avait des rotations. Là, en Ukraine, j’étais face à des gars qui avaient passé plus d’un an dans des trous et qui étaient presque constamment sous les tirs d’artillerie. En face d’eux, il y a une armée organisée, tout comme la leur.

Quelle approche photographique avez-vous dès lors choisie?

J’ai voulu montrer l’attente et pour cela j’ai décidé de travailler avec des appareils anciens, des pellicules, du noir et blanc, de façon à ce qu’on ne puisse pas savoir si les images dataient d’hier ou d’aujourd’hui. De nos jours, on parle de guerre propre, de technologies de pointe… Mais non! Là, ce sont toujours des soldats qui se terrent dans le sol. Cette stratégie militaire est la même qu’il y a cent ans. Je voulais photographier à l’ancienne un conflit nouveau aux racines profondes.

Sur la position de l’armée ukrainienne “Promka”, près de l’aéroport de Donetsk, juin 2017. Le prêtre orthodoxe du bataillon termine sa messe par un hommage aux soldats ayant péri au cours du conflit.
© Edouard Elias pour Polka Magazine.
“Promka”, juin 2017. Des officiers et chefs de bataillon se reposent dans un salon aménagé au sous-sol d’un bâtiment.
© Edouard Elias pour Polka Magazine.

Qu’est-ce qui a été le plus dur?

Humainement, ça n’a pas été facile. Je ne passais pas assez de temps sur les positions pour vraiment lier connaissance et je ne parle ni russe ni ukrainien: la communication de l’armée faisait barrage et organisait des genres de visites sur les positions militaires. Cependant, ces contraintes m’ont poussé à sortir de mes habitudes, à axer mes photos sur les paysages, à prendre du recul.

Physiquement, ça n’était pas évident non plus car vous étiez très chargé.

Une galère sans nom! J’avais vingt-cinq kilos d’équipement: un casque, un gilet pare-balles, près de quatre kilos de pellicules, mes deux Linhof de sept kilos chacun, un spotmètre pour la lumière, un télémètre pour la distance… Et comme je ne pouvais pas voir mes photos, il fallait que je sois dans un contrôle absolu: je devais à la fois rester concentré et être dans l’émotion. C’est le premier sujet que je ne photographie qu’à la pellicule. Les images sont peut-être moins parfaites qu’avec le numérique mais elles sont plus organiques.

Kiev, Mémorial de la Seconde Guerre mondiale, décembre 2017. Un monument rend hommage au peuple soviétique, qui a payé un lourd tribut en vies humaines entre 1941 et 1945.
© Edouard Elias pour Polka Magazine.

Pourquoi avoir fait le choix du panoramique?

Je voulais avoir une approche contemplative et retrouver l’atemporalité. Avec le panoramique, l’œil passe beaucoup plus de temps dans l’image afin de distinguer tous les éléments. Une guerre de tranchées, on est dans la terre. Arriver à voir l’homme dans cette matière, c’est génial! Et puis, cela rappelle le cinéma: le format 70 mm était celui des pellicules utilisées dans les grands films de guerre et les westerns. Sur ce sujet, j’essaye de revoir mon style complètement parce que je pense que le fond et la forme sont liés. Je voudrais désormais adapter une façon de faire à chacun de mes projets.

Quelles sont les photos dont vous êtes le plus satisfait?

Celles qui interrogent et perdent le spectateur. Le soldat dans la tranchée avec la Kalachnikov, par exemple. On devine un peu que c’est en Europe de l’Est avec la Kalach. On peut aussi s’interroger sur les conséquences de la guerre sur l’environnement, se demander pourquoi un mec d’aujourd’hui s’enterre comme un poilu de la Première Guerre mondiale, ou même croire qu’il est en train de creuser sa tombe avec la pelle à côté. J’aime bien l’idée qu’une image permette de réfléchir à des notions multiples.

Sur la position de l’armée ukrainienne “Promka”, près de l’aéroport de Donetsk, juin 2017. Un soldat épuisé après avoir creusé: les tranchées doivent être sans cesse consolidées.
© Edouard Elias pour Polka Magazine.

On sent dans certaines images une dimension claustrophobe…

Complètement. Quand j’ai passé une nuit avec les soldats, j’ai vu des gens devenir fous. Certains se tapaient la tête contre les murs. Ça faisait un an qu’ils étaient là et me disaient: “Pourquoi est-ce qu’on fait ça? J’ai vu les cervelles de mes amis par terre.” Il y a une énorme fatigue. Beaucoup d’alcool le soir.

Au quotidien, est-ce qu’ils se battent?

Il y a majoritairement des tirs d’artillerie et quelques coups de feu, mais il n’y a pas vraiment de prise de tranchées. Des petits groupes commandos font des actions ciblées avec des snipers, ils flinguent quelques mecs. Cela sert à faire peur de l’autre côté. Les combattants sont ainsi maintenus sous une pression constante. On ne les laisse pas se reposer, on crée la folie. Quand tu reviens chez toi, tu es fou. Leurs ennemis veulent que la population cesse de soutenir l’effort de guerre et que le pays s’essouffle. C’est aussi une guerre d’usure.

Quelles suites allez-vous donner à votre projet?

Je veux couvrir l’autre côté, les prorusses. D’ailleurs, je repars là-bas. Après, je pourrais exporter mon sujet à toutes les républiques autoproclamées qui se sont construites autour de la Russie. J’aimerais en faire un jour un livre.

Près du front, juin 2017. Une habitation détruite par les bombardements.
© Edouard Elias pour Polka Magazine.
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