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Malick Sidibé, le Mali en mode rétro

Depuis plus de vingt ans, les photos noir-blanc de Malick Sidibé, témoin et regard de la jeunesse malienne des années 1960, ont fait le tour du monde. Exposition et hommage actuellement au Musée Barbier-Mueller

Malick Sidibé, «Les très bons amis en même tenue», 1972.
Malick Sidibé, «Les très bons amis en même tenue», 1972.

En total look sixties, ils posent radieux, brandissant fièrement un vinyle ou dansant avec une énergie qui les traverse de bout en bout. Leurs gestes, leurs œillades vous invitent à rentrer dans leur monde. Et notre regard s’attarde, saisi soudain par une impression d’étrangeté. On pense à un club new-yorkais, mais quelque chose cloche. Sur certains clichés, le sol poussiéreux nous fait plus penser à une arrière-boutique. Sur d’autres, les motifs géométriques des tentures à l’arrière-plan nous interrogent. A juste titre, puisque ces scènes n’ont pas été prises aux Etats-Unis, mais bien à Bamako, à l’heure des indépendances africaines. Le photographe qui les a immortalisées s’appelle Malick Sidibé. Il est à l’affiche du Musée Barbier-Mueller jusqu’en janvier.

Le temps de l’euphorie

Les années 60 en Afrique de l’Ouest sont synonymes de bonheur et de fête. Le colon s’en est allé – du moins c’est ce que l’on pense. La radio nouvellement installée se fait la bande-son des prises de conscience politique, sociale et culturelle. Elle branche ainsi le continent sur les musiques que le reste du monde écoute. Guitares électriques et cuivres font exploser les horizons sonores du pays. Mais, surtout, les nouveaux rythmes joyeusement délurés que sont le twist, le rock’n’roll et la musique yéyé rendent la jeunesse bamakoise complètement folle.

Les disques vinyles qui circulent dans la nouvelle capitale parachèvent cette révolution culturelle. «Nous voulions nous affranchir à la fois de la tradition dans laquelle nous avions été élevés par nos parents et de la modernité imposée par l’Etat», explique au bout du fil Manthia Diawara, écrivain, réalisateur et professeur de littérature comparée à l’Université de New York, qui grandit dans le Bamako de ce temps-là. Il se remémore les jeunes filles qui jetaient leurs minijupes par la fenêtre et sortaient en boubous traditionnels avant d’aller se changer un peu plus loin.

Car toute la jeunesse s’amusait alors à se regrouper dans des «clubs» qu’ils baptisaient du nom de la star qui les inspirait: Sylvie Vartan, Johnny Hallyday, les Rolling Stones, les Beatles… Chaque «club» adoptait le style vestimentaire de son idole et se retrouvait pour boire et danser. Toute occasion était bonne pour faire une surprise-party. Manthia Diawara faisait partie des Rockers de Bamako, un groupe qui avait même coorganisé un Woodstock africain.

Malick Sidibé est un des rares photographes de la ville. Il a quelques années de plus que ces jeunes assoiffés de liberté, et – contrairement à la plupart des adultes de l’époque – pose un regard bienveillant sur leurs frasques et leurs déhanchements. On lui passait commande et, chaque soir de fête, il enfourchait son vélo et partait faire la tournée des soirées. Dans chacune d’elles une table lui était réservée. Une soirée sans Malick Sidibé n’était pas une soirée réussie. «Je signalais mon arrivée par un coup de flash, on me faisait le passage pour rentrer, tout le monde était content, ça jaillissait tout de suite et l’ambiance montait… J’assistais à leurs fêtes comme à une séance de cinéma ou de spectacle. Je me déplaçais pour capter la meilleure position, je cherchais les occasions, un moment frivole, une attitude originale ou un gars vraiment rigolo. Les jeunes, quand ils dansent, sont captés par la musique. Dans cette ambiance, on ne faisait plus attention à moi», expliquait le photographe dans le premier livre que lui a consacré celui qui deviendra son ami et ambassadeur, André Magnin (Malick Sidibé, Editions Scalo, 1998), aujourd’hui un collector.

Un incroyable portraitiste

Joint par téléphone, ce dernier explique: «Le rock, le twist ont permis pour la première fois aux jeunes Maliens de se toucher. Ils ont permis à la drague d’apparaître. Les jeunes filles particulièrement pouvaient légitimement craindre d’être prises en photo, parce qu’elles n’étaient pas censées se montrer dans ces tenues. Mais comme l’amour envers cette jeunesse transparaissait dans les clichés de Malick Sidibé, comme il donnait une belle image de cette génération, les jeunes se sont entièrement livrés à son appareil. Dans tous les pays d’Afrique, il y avait des photographes qui faisaient un travail similaire à celui de Malick Sidibé, mais ce qui le distingue des autres, c’est ce rapport de confiance absolu qu’il a su créer avec ses sujets.» Sitôt rentré, Malick Sidibé développait ses tirages en noir et blanc afin que, dès le lendemain, elles soient disponibles à la vente pour la modique somme de 200 francs CFA l’image (50 centimes suisses).

La journée, dans son studio situé dans le quartier de Bagadadji, au cœur de Bamako, Malick continuait de photographier, cette fois devant des tentures. Seuls, en couple, en famille ou entre amis, les clients défilent dans leurs plus beaux atours – traditionnels ou occidentaux – et armés de leurs accessoires. Certains viennent avec leur moto, d’autres avec des instruments de musique, des vinyles, des lunettes à soleil. Malick Sidibé les dirige comme un metteur en scène pour qu’ils aient la meilleure pose. Infatigable, le dimanche, Malick Sidibé s’en allait au bord du fleuve retrouver les jeunes qui se baignaient et jouaient ensemble. «La chose la plus authentique, c’est le visage. L’homme a voulu imiter Dieu par le dessin, ensuite on a inventé la photo. Pour moi, c’est elle qui est la mieux placée pour perpétuer l’image. On n’a rien inventé de mieux. Je crois au pouvoir de l’image. C’est pour ça que j’ai mis toute mon âme, tout mon cœur pour embellir les sujets», lit-on encore dans le commentaire des œuvres de son premier livre.

La résurrection

La vingtaine d’images que présente le Musée Barbier-Mueller en sous-sol rassemble des photos de nuit et de jour de cet âge d’or du Mali, toutes extraites de la collection d’André Magnin. Certaines sont des classiques, comme celle intitulée Combat des amis avec pierres. D’autres ont fait l’objet de flyers dans les soirées les plus branchées d’Europe de la fin des années 1990. Au rez-de-chaussée sont présentées des œuvres plus récentes réalisées à l’occasion d’un concours de musique destiné à sensibiliser les populations rurales sur le sida. Cette opération mise sur pied par Monique Barbier-Mueller en 2005 (voir encadré) est accompagnée d’enregistrements audio ainsi que de vidéos de concerts.

Dans les années 1970, le Mali déchante. Le gouvernement de Modibo Keita a été renversé par un coup d’Etat. La dictature militaire de Moussa Traoré durcit le ton. «On ne pouvait plus rester dans la rue, les filles ne pouvaient plus s’habiller comme elles le voulaient et les soirées étaient réglementées», explique le musicien Boubacar Traoré, la star de cette époque grâce à son tube Mali Twist qui résonnait alors sur les ondes de tous les pays d’Afrique francophone.

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Quant à Malick Sidibé, sa petite entreprise végète, mise à mal par l’arrivée de la couleur et par la démocratisation de l’appareil photo. Ce n’est que dans les années 1990 que quelques passionnés d’Afrique, Brigitte Ollier et André Magnin en tête, le redécouvrent. Tout de suite, André Magnin a envie de partager son enthousiasme en France. Il propose à la Fondation Cartier une première exposition sur l’aîné et le pionnier de la photographie malienne, Seydou Keita, puis une seconde sur Malick Sidibé en 1995. «Ces deux expositions eurent l’effet de deux bombes atomiques», reprend le commissaire d’exposition au téléphone. De la Fondation Guggenheim au Grimaldi Forum, les expos s’enchaînent dans les salles les plus prestigieuses de la planète. La Revue noire, véritable bible de l’art africain contemporain de 1991 à 2001, adopte celui que l’on surnomme «l’œil de Bamako». En 2003, Malick Sidibé est le premier photographe africain à remporter le Prix Hasselblad. En 2007, il rafle le Lion d’or à la Biennale de Venise.

En vingt ans, Malick Sidibé s’impose donc comme le parrain et le mentor d’une photographie malienne et africaine en pleine explosion jusqu’à son décès en 2016. «A posteriori, l’Europe a vu dans ces images le reflet de sa propre histoire musicale et sociale», résume Manthia Diawara. Avec une touche rétro qui a plu autant aux amateurs de mode qu’aux férus de musique dansante et aux collectionneurs. Agnès B l’a bien senti, elle qui a tout de suite acquis des tirages dès la première exposition parisienne du maestro. D’autres, comme la chanteuse de pop malienne Inna Modja – qui aurait pu être sa fille –, l’ont choisi pour illustrer la pochette de leur disque.

«Sous l’œil de Malick Sidibé et un chant contre le sida». Expo à Genève, Musée Barbier-Mueller, jusqu’au 12 janvier 2020. Livre aux Editions Slatkine.

Lutter contre le sida en musique et en images

«Elle aimait son peuple, sa culture et ses coutumes. Elle soutenait les artistes. Un jour alors qu’elle se promenait dans les rues de Bamako elle a vu une affichette contre le SIDA en français. Comme elle savait que seulement 18% de la population malienne est francophone et au moins 60% analphabète, elle s’est mise à réfléchir à comment faire passer un message de prévention plus efficacement», explique Laurence Mattet, directrice générale du Musée Barbier-Mueller et responsable de la revue Arts et Cultures.

Elle répond à nos questions à la place de la célèbre collectionneuse et mécène, décédée cet été et instigatrice d’une grande partie de l’exposition visible actuellement dans son musée d’arts des cultures du monde. Un chant contre le sida ne ressemble pas aux expositions classiques de l’institution. Pour la parcourir, on doit passer par huit étapes. A chacune, on s’assied pour observer la photo d’un chanteur ou d’une chanteuse prise par Malick Sidibé, puis enfiler un casque audio pour écouter sa chanson et le ou la voir l’interpréter en concert filmé.

© LOURENCO LUIS
© LOURENCO LUIS

Pour diffuser les messages d’information et d’alerte à propos du sida, Monique Barbier-Mueller a eu l’idée géniale de créer un concours de chansons sur ce thème dans les huit plus importantes régions du pays. Les airs pré-sélectionnés ont été joués sur scène et diffusés sur les ondes des radios et éventuellement des télévisions locales. Tous les gagnants sont ensuite venus participer à la finale à Bamako. Nous sommes en 2005 et l’idée de la curatrice est simple mais percutante. Elle l’explique dans les vidéos de présentation: «Une chanson, ça ne s’oublie pas. Une chanson, c’est comme l’eau qui se répand, ça passe partout.» Quand elle est composée dans la langue vernaculaire et sur les rythmes traditionnels de la circonscription, c’est encore plus clair.

Avec, en prime, la reconstitution du studio de Malick Sidibé et l’agréable petite cour intérieure-salon de lecture, le musée de la rue Jean-Calvin nous transporte à Bamako le temps de la visite. A l’occasion de cet événement, l'établissement expose également pour la première fois un ensemble de pièces traditionnelles, dont de très belles figurines Djenné-jeno. Un fort bel hommage au Mali, à sa riche culture et au travail de Monique Barbier-Mueller.

© LOURENCO LUIS
© LOURENCO LUIS