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Les tribulations de la photo en Chine

«No Place to Place», du photographe Wu Guoyong, qui inventorie, depuis un an, quelque 45 cimetières de vélos aux abords de vingt villes chinoises. Son projet est celui d’un lanceur d’alerte. Il transforme le gâchis économique et écologique de son pays enivré de consommation en photos panoramiques abstraites, proches de la peinture
à l’encre traditionnelle. Il a été la révélation du dernier Lianzhou Foto Festival. Wu Guoyong

REPORTAGE - En quinze ans, le paysage de la création chinoise s’est métamorphosé. Reportage au cœur de ce tourbillon qui passionne, en tout premier lieu, l’Occident.

Vu au 4
e Festival de Jimei, cet «Autoportrait»à la dimension classique de ShenWei («Cusco-#2») Shen Wei

Vu du ciel, cet océan de vélos inertes forme un paysage abstrait. Des milliers de brindilles identiques qui s’imbriquent les unes aux autres et en traduisent chaque touche à la manière des peintures à l’encre de la tradition chinoise. Parfois, un chemin clair sinue au milieu des masses de couleurs et dessine une rivière dans ce monde parfait au monochrome idyllique. Un temple et son toit rose aux quatre pans incurvés y poussent, seul monument humain identifiable qui confirme que nous sommes bien sur Terre. Ce n’est qu’en s’approchant de l’image - de très grand format pris par drones - que le spectateur découvre l’aberration: c’est un cimetière de vélos neufs à ciel ouvert, qui s’étend sur des surfaces considérables, un méli-mélo d’une densité sidérante. Un énorme gâchis économique et écologique, révélé en décembre au dernier festival photo de Lianzhou, dans la province méridionale de Canton.

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Né dans les années 1960, Li Shixiong, professeur de photographie à l’université de Xiamen, est l’un des pionniers de la photographie conceptuelle mise à l’honneur à Jimei. Li Shixiong

À la Shoe Factory de Lianzhou, bloc de bâtiments gris laissés à l’état brut pour cette 14e édition, Wu Guoyong a accroché ses grands tirages, d’une qualité aléatoire. Né en 1963 à Xiangyang, province du Hubei, ce photographe free-lance s’est installé en 1992 à Shenzhen, ville-champignon entre Canton et Hongkong. Crâne rasé, sourcils touffus, jeans et chemise écossaise, ce pro de l’image nous raconte comment les 27 millions de vélib’ ont envahi en deux ans les villes chinoises. Les vélos partagés sont alors considérés comme l’une des «quatre nouvelles inventions majeures» du projet entrepreneurial de la Chine populaire autorisée à s’enrichir. Cette bouffée capitaliste devient une tempête d’hyper-production, de compétition folle, de saturation de marché, puis d’intervention sans appel des autorités chinoises et d’abandon pur et simple du surplus dans la nature si menacée en Chine.

La Hongkongaise Lau Wai recherche dans le cinéma hollywoodien des années 1950 les stéréotypes chinois et glisse son visage sur celui de l’héroïne. Lau Wai

La photographie chinoise contemporaine, ancrée dans les questions de société, est au cœur de ce tourbillon. Le projet No Place to Place de Wu Guoyong a commencé en janvier 2018 après une enquête journalistique en ligne et une confirmation de ses pistes en direct. Il a vérifié in situ l’existence de quelque 45 de ces cimetières privés, dans 20 villes chinoises. «Les vélos partagés sont apparus à Pékin en 2015. Je m’en servais. Au début, ils étaient très appréciés car ils nous donnaient confiance en la vie. Dès 2016, il y en a eu trop. Au pic de la surproduction, il y avait 70 entreprises concurrentes qui ont utilisé toutes les couleurs possibles», nous dit-il. Censure ou autocensure? «J’ai fait mes photos sans leur accord. C’est un sujet sensible, et c’est pour cela qu’il m’intéresse. J’ai donc utilisé des drones. Le plus difficile était de trouver l’endroit et comment faire la photo. Ces cimetières de vélos sont situés dans des zones hors contrôle du gouvernement, à l’inverse des centres-villes. Ces lieux sont si grands que la meilleure vision est celle de Dieu. La technologie moderne nous en a donné la possibilité. J’ai choisi les photos les plus jolies, j’ai voulu sortir une beauté de ce chaos.»

Huang Yongzhe et sa série «Centennial Arcade», qui archive les influences architecturales étrangères ou celles
de la diaspora chinoise dans les rues du port de Shantou, province du Guangdong. Huang Yongzhe
«Hang in There»,de Pixy Liao, jeune lauréate du 2
e Jimei x Arles-Madame Figaro Women Photographers Award, décerné en novembre 2018.
Son travail audacieux transforme son amant nu, japonais, plus jeune qu’elle, en objet. Pixy Liao

Donner la couleur de l’art à la réalité chinoise la plus rude est le moteur de nombreux photographes, comme en témoigne le Lianzhou Foto Festival, toujours révélateur de talents. Professeur de droit, Zhao Chongyi, 46 ans, est un artiste de Canton récompensé par le Leica Photo Masters Portrait Award en 2016, passé par le workshop du photographe américain d’origine finlandaise Arno Rafael Minkkinen. Dans Afterglow, il a fait le portrait des travailleurs de Tangxia, ville laborieuse aux portes de Shenzhen, arrêtés sur leurs scooters aux feux rouges, transformant leurs visages las et rougis en visions hantées d’apocalypse. Que montrer d’un pays sans trahir la tradition univoque du réalisme socialiste qui fit sourire Mao pour l’éternité? Comment détourner l’art de la propagande pour cerner le présent, ses rêves, ses illusions? Le boom sans précédent de la Chine nouvelle a fait pousser des villes partout, qui aiment marquer leur présence par d’imposantes sculptures publiques. De juillet à octobre 2018, Wu Dengcai a visité 20 provinces et 70 villes, faisant le portrait frontal de ces sculptures aussi monumentales que laides, aussi pompeuses que vaines. Il est originaire de la ville marchande de Wenzhou, à l’extrême sud-est de la province du Zhejiang. Ce membre établi de la China Photographers Association, de la Photojournalist Society of China, de la China Art Photography Society et de la Royal Photographic Society au Royaume-Uni, a désorienté, par son absence apparente de critique, nombre de festivaliers venus d’Europe, résolus à pister la censure sous toutes ses formes.

À part, l’œuvre de feu Ren Hang se compose de portraits, de paysages et de nus. La MEP de Paris célèbre ce poète de la sensualité qui travaillait avec ses proches – ses amis et sa mère – ou avec de jeunes Chinois sollicités via Internet. Ren Hang
Junnan Li met en scène le corps dans «Butterfly III Red Flower Shirt», non censuré au Festival de Lianzhou. Le Junnan

Fuyant ce serpent de mer, la Cantonaise Duan Yuting, fondatrice du Lianzhou Foto Festival et codirectrice du pionnier Lianzhou Foto Museum avec le Français François Cheval, préfère regarder le futur de la création. «Le travail des jeunes photographes chinois est très différent de celui de leurs anciens. Au point que, dix ans plus tard, ces derniers ne les comprennent déjà plus. Né en 1968 à Chongqing, Luo Dan et son regard de photoreporter sur le paysage chinois appartiennent déjà à un autre temps. La jeune génération a voyagé, comme Jiang Yuxin, née à Shanghaï en 1987 et qui a étudié à Londres. Pour beaucoup, vivre à l’étranger a marqué la perte progressive de leur identité chinoise, malgré le fossé qui les sépare du monde occidental. Une solitude très contemporaine est née. Du coup, leur regard sur la Chine actuelle n’est pas toujours pertinent.»

Dans sa série «Afterglow», à la Shoe Factory de Lianzhou, Zhao Chongyi photographie, à la lueur des feux rouges,
les travailleurs épuisés d’une ville subsidiaire de Shenzhen. Zhao Chongyi

La question des trois grands tabous que sont la nudité, la sexualité, la politique, fait pourtant sortir du bois de jeunes artistes d’une audace qui paraît d’autant plus folle: hier, c’était feu Ren Hang (il s’est suicidé en plein succès en 2017, à juste 29 ans), révélé en 2012 et 2014 au Lianzhou Foto Festival et superbement honoré à la MEP de Paris ce printemps, avec ses nus d’une beauté déchirante ; aujourd’hui, c’est Pixy Liao, jeune lauréate du 4e Jimei x Arles International Photo Festival. «Cette jeune photographe chinoise qui a étudié aux États-Unis met en scène sa relation de couple et brave trois tabous: la nudité dont elle use pour instrumentaliser le corps de l’autre ; l’âge, puisque son amant est plus jeune qu’elle dans un pays où la tradition veut un mari respectable et donc plus âgé ; et la nationalité, puisqu’il est japonais», analyse Sam Stourdzé, directeur des Rencontres d’Arles, qui joue les vases communicants entre France et Chine.

Ren Hang

La cote de ces photographes, au-delà du roi Liu Bolin, qui se fond dans le décor? «En Chine, on aime d’abord la peinture, synonyme de pièce unique et donc de valeur sûre», souligne Jean-Marc Decrop, pionnier de la scène chinoise installé à Hongkong depuis vingt-cinq ans et observateur pointu de ses métamorphoses. Pour ce premier expert européen agréé en art contemporain chinois, «la folie des téléphones portables en Chine populaire est si grande qu’elle a discrédité ipso facto la valeur de la photo comme œuvre d’art. Même si Canton a son musée de la photo, même si Shanghaï a sa foire photo et si un collectionneur va bientôt y ouvrir un musée privé de la photo dont le directeur artistique n’est autre que Jean-Luc Monterosso, fondateur et directeur historique de la MEP». Pour ouvrir sa programmation, son successeur, le Britannique Simon Baker, n’avait «pas d’autre choix que de sacraliser Ren Hang, artiste incroyable, talent fou, images iconiques, en grande partie sorties de collections européennes». La preuve que nos musées regardent bien la Chine!

«LOVE, REN HANG» présente pour la première fois en France l’œuvre d’un des artistes chinois les plus influents de sa génération, jusqu’au 26 mai à la MEP (Maison européenne de la photographie), 5/7, rue de Fourcy à Paris (IVe).

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