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Mois de la photo : un portrait mère-fille censuré par peur du vandalisme

Une œuvre de la photographe Diane Ducruet a été décrochée d’une exposition après une série de courriers l’accusant d’apologie de l’inceste et de la pédophilie.

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Publié le 03 novembre 2014 à 21h26, modifié le 19 août 2019 à 14h25

Temps de Lecture 6 min.

Carton d'invitation au vernissage de l'exposition

Il aura suffi d’un courrier sous forme de formulaire envoyé par seulement sept personnes pour qu’une œuvre, présentée dans le cadre d’une exposition du Mois de la photo, soit décrochée avant même d’avoir été vue par le public, révélait, samedi 1er novembre, Rue89.

« Je demande le retrait de cette photo et de toute autre de même nature de votre exposition » : voilà le très bref message générique apparaissant sur les lettres « à adresser par courrier », comme indiqué, à quatre personnes : Jean-Louis Pinte, le délégué artistique du Mois de la photo en charge du thème « Au cœur de l’intime » (l’un des trois thèmes de cette 18e édition de la manifestation), Françoise Paviot, la commissaire de l’exposition « L’intime comme illusion », la galeriste Catherine Houard, et enfin la photographe dont le travail est visé, Diane Ducruet.

« Relation mère-fille »

La photo imprimée sur le formulaire reprenait celle du carton d’invitation à l’exposition collective, qui débutait vendredi 31 octobre à la galerie Catherine Houard, et dont le visuel a circulé sur Internet. On y voit une mère embrasser-dévorer à pleine bouche le visage de sa fille, les deux se tenant par les épaules, nues, peau contre peau. « Cela parle de la relation mère-fille, c’est d’ailleurs moi et ma fille sur la photo, et elle évoque une scène de cirque, lorsque le dompteur engouffre, en confiance, sa tête dans la gueule du lion », nous expliquait, lundi 3 novembre, l’artiste, jointe par téléphone. Cette photo, retenue pour apparaître sur le catalogue du Mois de la photo parmi d’autres exemples de son travail, n’était pourtant pas celle que Diane Ducruet devait accrocher à l’occasion de la biennale.

L’artiste comme la galeriste ont pris connaissance des missives le 26 octobre en fin de journée. Cette dernière, en déplacement à l’étranger, a été prévenue par son assistante, et a décidé d’annuler l’accrochage dès le jeudi, quelques heures avant le vernissage.

« Peurs et fantasmes »

Dans une case dédiée aux « commentaires », un des expéditeurs indiquait : « Merci de retirer cette photo qui n’a rien d’un acte d’amour !!! Merci pour les victimes d’inceste (dont je suis) et les associations qui les représentent. » « Les mots “hérésie”, “inceste”, “pédophilie”, litanie entendue ad nauseam lors de manifestations roses et bleues », émaillaient ces lettres, a précisé, pour sa part, Marie Docher, à l’origine de ce projet artistique sur l’intime et une des photographes participant à l’exposition, samedi sur son blog. Françoise Paviot, la commissaire de l’exposition, déclarait, quant à elle, à Rue89 samedi qu’elle n’avait « jamais vu d’inceste dans ce travail ». Sidérée par cette situation, Diane Ducruet évoque alors « des peurs ou des fantasmes ».

Contactée par Le Monde.fr, elle explique que l’œuvre s’inscrit dans la continuité de son travail passé sur la famille (voir son site), notamment une série qu’elle avait réalisée avec sa propre mère en 2001, il y a près de quinze ans. Elle décrit son quadriptyque censuré, où l’on voit la mère allongée sur sa fille, comme une « figure chimérique, inspirée par la mythologie : on voit les deux corps qui s’affrontent, à la fois en lutte et en fusion, mais dans le calme, sans hystérie, les poings ne sont pas serrés, les muscles ne sont pas tendus ».

« Pas la moindre menace »

Samedi, chacun pointait du doigt la galeriste Catherine Houard, mais également Jean-Luc Monterosso, directeur de la MEP et commissaire général du Mois de la photo. « Je ne comprends toujours pas comment une galeriste et un responsable d’une institution censée promouvoir le travail des artistes ont pu, sans la moindre menace, sur la simple demande d’anonymes, et sans réellement connaître mon travail passé et présent, décider de décrocher une œuvre », déclarait ainsi la photographe à Rue89, qui soulignait bien que l’œuvre avait été décrochée « sur décision de la galeriste [et de] Jean-Luc Monterosso, qui avait pourtant lui-même choisi ce thème de l’intime pour le Mois de la photo ». Le site précisait : « La galeriste (…) a demandé à Jean-Luc Monterosso son avis ; ce dernier a recommandé le décrochage. »

Enfin, le post de blog de Marie Docher, intitulé « Jean-Luc Monterosso, où êtes-vous ? », était une lettre ouverte au directeur de la MEP : « Que Catherine Houard, qui ne nous représente pas mais a accepté de nous prêter sa galerie, refuse d’y exposer une œuvre, c’est son choix. Mais que la MEP soutienne une telle décision pourrait laisser croire que vous ne soutenez pas les artistes qui sont dans votre catalogue et acceptez la censure vulgaire et répugnante de quelques personnes. »

« Pas consultés »

Lundi en début d’après-midi, la MEP a finalement publié un communiqué se défendant de toute implication dans la « censure » – le mot est repris : « Concernant le décrochage de l’œuvre de Diane Ducruet, et en réponse à la mise en cause de la MEP et de son directeur, Jean-Luc Monterosso, ce dernier tient à préciser qu’il n’a eu aucun contact avec les acteurs de la censure qui lui est attribuée. » Le directeur rejette toute responsabilité dans l’affaire, « rappell [ant] que les expositions présentées dans les lieux labellisés par le Mois de la photo relèvent de l’entière responsabilité du commissaire de l’exposition et du responsable du lieu dans lequel l’exposition est présentée. En l’occurrence, il s’agit d’un lieu privé, qui ne relève en aucun cas de l’autorité du directeur de la Maison européenne de la photographie. »

Jean-Luc Monterosso prend également la défense de Jean-Louis Pinte, le délégué artistique de la thématique « Au cœur de l’intime », qui « n’a, à aucun moment, été consulté dans cette affaire ». Il tient enfin à défendre le travail de la photographe, « soulign [ant] que le très sérieux travail photographique de Diane Ducruet ne peut en aucun cas prêter à confusion et ne doit pas être interprété hors de son contexte ».

« Pas voulu courir de risque »

A la galerie Catherine Houard, dont la responsable est toujours en déplacement, la mauvaise publicité paraît en tout cas injuste : « Cette exposition n’avait plus de lieu car la galerie qui devait l’accueillir avait fermé. Catherine Houard a accepté de prêter à la MEP sa galerie à titre gracieux. » La galerie, qui n’avait donc pas été associée à la préparation de l’exposition, a pris peur face à la petite campagne d’intimidation, qui ne proférait pourtant aucune menace. « Nous n’avons jamais reçu ce genre de courrier auparavant. Nous n’avons pas voulu courir le risque que des personnes viennent détruire une œuvre, surtout dans une exposition dont nous ne sommes pas responsables des œuvres. »

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Contactée lundi en fin d’après-midi par Le Monde.fr, l’artiste pose désormais un regard plus distancié sur la situation. « Le Mois de la photo est une grosse machine, beaucoup de gens sont programmés. Il faudrait un peu plus de temps de concertation avec les artistes. Là, tout le monde s’est renvoyé la balle, il y a des malentendus, et dans cette histoire, tout le monde est victime. »

« Une difficulté à représenter la famille »

On évoque avec elle deux dégradations d’œuvres qui ont eu lieu ces derniers jours à Paris : l’arbre-plug de Paul McCarthy sur la place Vendôme et l’exposition photo d’une autre artiste de son exposition, Juliette Agnel, dont une série de portraits a été vandalisée dans la nuit du 26 au 27 octobre sur les grilles de la mairie du 3arrondissement.

« Il me semble qu’il y a aujourd’hui une confusion entre espace public et espace privé : les gens parlent des œuvres comme si elles étaient dans leur salon, chacun se croit chez soi face aux espaces de création. Or, le terrain de l’art doit permettre aux artistes de casser les choses, les démonter, les observer et les exposer autrement. L’opposition entre liberté de parole et liberté d’expression se répète un peu trop souvent, et je ne vois pas de limite à ce type d’actions », s’inquiète-t-elle. « Mon œuvre devait être accrochée au sous-sol de la galerie ! Que ce soit au sous-sol d’une galerie, sur la grille d’un square ou sur une place renommée, le phénomène touche beaucoup d’artistes, connus ou peu connus ».

« On voit une montée à la fois de la peur et du contrôle de tous les côtés. Il y a aujourd’hui une difficulté à représenter la famille, or ma série de photos découle simplement de mon expérience de maman, la provocation n’était pas à l’ordre du jour. Comment protéger les artistes dans cette accélération du temps qui va à l’encontre de la réflexion et de la concertation, avec une circulation des œuvres hors contexte sur les réseaux sociaux ? » L’artiste compte poser la question à Jean-Luc Monterosso, qu’elle doit rencontrer vendredi 7 novembre.

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