Récit

Au Bal à Paris, une exposition d'un monde veilleur

A Paris, le Bal initie une série d’expositions consacrées à des collections de livres de photographie, explorant cette fois-ci le thème de la surveillance. Premier invité : l’Américain Mark Ghuneim, obsessionnel de l’image volée.
par Clémentine Mercier
publié le 12 janvier 2018 à 17h56

En 2013, pour fêter le 110e anniversaire de George Orwell, le duo d'artistes néerlandais FRONT404 coiffait les caméras de surveillance de la ville d'Utrecht aux Pays-Bas avec de ridicules chapeaux de fête pointus, attirant ainsi le regard vers ces outils, désormais banals, de l'espace public. Aujourd'hui, plus besoin d'occasion pour fêter l'auteur de 1984. Le Bal, lieu d'exposition dédié à l'image-document niché impasse de la Défense dans le XVIIIe arrondissement de Paris, consacre pendant un mois ses salles à la surveillance, à l'origine d'un nombre abyssal et exponentiel d'images.

La responsable de la librairie Bal Books, Emilie Lauriola, a imaginé un nouveau format d'exposition entièrement centré sur la collection de livres. Et pour cette première édition du «Performing Books», elle a invité Mark Ghuneim, collectionneur de livres américain autour de la thématique orwellienne. Fraîchement débarqué de Manhattan (West Village) où il habite, le New-Yorkais a prêté 100 ouvrages pour l'occasion. «Les bouquins qui traitent de la surveillance ne sont qu'une petite partie de ma collection de livres photo, j'en ai des milliers», affirme-t-il. De ce carottage dans sa bibliothèque, il a publié en 2016 un catalogue, Surveillance Index, recensant tous les livres représentatifs de l'âge d'or de Big Brother, là où hommes, machines, gouvernements, hackeurs et voyeurs croisent leurs regards. Cette même année, Mark Ghuneim participait également à «Public, Private, Secret», la première exposition de l'International Center of Photography de New York dans les nouveaux locaux du quartier de Bowery. Il y présentait des vidéos en temps réel, dans un parcours curaté par Charlotte Cotton, autour du rôle et de l'impact de la photographie à l'ère d'Internet et des réseaux sociaux.

Au sous-sol du Bal, une imposante tour de Babel expose les ouvrages personnels de Mark Ghuneim. Tout autour, un bar en bois permet de consulter les livres, sous le regard et les paroles informées de médiateurs. «C'est important de toucher les livres à l'heure de la dématérialisation», précise l'artiste. Il souligne aussi que la mémoire visuelle est plus fiable après une lecture sur papier, d'où l'importance des ouvrages reliés. «Je ne suis pas un fan du plongeon total dans Matrix. En tant que technicien, je suis bien placé pour savoir que toutes les données numériques des vingt dernières années ne vont pas survivre. Les objets matériels, eux, vont se transmettre. Ce n'est pas seulement moi qui le dis, Vint Cerf, un des pionniers et fondateur d'Internet l'a annoncé.»

Né en 1962, vidéo-jockey (VJ) dans des night-clubs new-yorkais à ses débuts, Mark Ghuneim a travaillé pour MTV puis Sony et a vu l'industrie de la musique se faire avaler par Internet. En 2004, après avoir quitté Sony Music, il lance Wiredset, une entreprise de services numériques pour la télévision, dont Trendrr, outil fournissant des informations sur les réseaux sociaux, est revendue en 2013 à Twitter. Spécialiste de l'audience et de l'analyse des médias sociaux, Mark Ghuneim est d'autant plus vigilant sur l'exploitation des données. En 1997, il recense les caméras à New York et participe à l'élaboration d'une carte interactive pour traverser New York sans être filmé. A l'époque, l'American Civil Liberties Union (ACLU) compte 2 400 caméras dans Manhattan. «Aujourd'hui, il est impossible de les compter, tant il y en a. Depuis que je collectionne, je constate le voyeurisme qu'il y a à être derrière les appareils de surveillance, et je vois surtout comment la jeune génération coopte ce système et joue avec lui.»

Dans sa collection, on trouve bien sûr des classiques, comme The Encyclopedia du suisse Kurt Caviezel (éd. Rorhof), hallucinante somme d'images poétiques captées par des webcams, ou Nine Eyes of Google Street View du Canadien Jon Rafman (éd. Jean Boîte). Grand admirateur de ce dernier, Mark Ghuneim - qui a accepté pour Libération de choisir cinq ouvrages représentatifs de sa collection - se promène souvent avec un parapluie couvert de gens déguisés en peluches signé par l'artiste. Technophile, il lance des recherches sur son téléphone en parlant à Siri et se promet d'acquérir un livre qui compile six ans de photographies dans un iPhone.

Centrée au départ sur le cryptage et la protection des données, son anthologie s'est développée peu à peu autour des images de surveillance. Elle s'intègre parfaitement dans une programmation qui prévoit une «cryptoparty», autour de la protection des données, par le Reset, un groupe de hackeurs féministes, un workshop avec Mishka Henner (auteur de Fifty-One US Military Outposts, 2010 - un recensement des bases militaires américaines cachées) et une performance du collectif RYBN, collectif de Net artistes. Extraits de la collection de livres présentée au Bal.

A tous les étages

Petit fanzine de 24 pages édité à 100 exemplaires en 2013 et réédité depuis, Lovers est l'illustration la plus cocasse et effrayante de la surveillance généralisée. Cette collection de captures d'écrans montre des amants dans d'intimes étreintes à l'intérieur d'ascenseurs d'hôtels new-yorkais. Rien de scabreux, bien au contraire, juste des baisers saisis au vol par des caméras. Mais ces moments fusionnels laissent croire que les intéressés ont complètement oublié qu'ils pouvaient être filmés pendant les quelques secondes du voyage. Derrière l'œil des lentilles anonymes, Corey Presha rappelle qu'aujourd'hui, il y a toujours quelqu'un qui vous observe quelque part.

Lovers de Corey Presha

Le vrai du faux

L'espionnage des populations et des ennemis n'est pas nouveau. Il suffit de voir les photos prises par les pigeons de Julius Neubronner en 1907 dans l'étonnant ouvrage The Pigeon Photographer (éd. Rorhof), qui préfigure les débuts de la photo aérienne, «un drone avant les drones», selon Mark Ghuneim. Dans sa collection, on trouve le travail du photographe allemand Arwed Messmer, qui s'est plongé dans les archives de la Stasi, la police secrète de RDA. Expert en matière de surveillance fine, rapprochée et tentaculaire, le ministère de la Sécurité d'Etat (Ministerium für Staatssicherheit) conservait des documents sur des tentatives d'évasion ratées hors de Berlin : coffres de voiture à double-fond, costumes, armes secrètes… Comme pour brouiller les pistes, Arwed Messmer publie certains documents d'archives et glisse parmi cette sélection quelques-unes de ses propres photos, si bien qu'on ne sait jamais, en les regardant, distinguer le vrai du faux, l'histoire de la reconstitution. Cette approche alternative de la photo historique a été décrite comme «empathie documentaire» (Florian Ebner).

Reenactment d'ARWED MESSMER

Maison témoin

Spécialisé dans les sujets liés à la guerre contre le terrorisme, le photojournaliste britannique Edmund Clark est autorisé, en 2011, à pénétrer une maison placée sous contrôle au Royaume-Uni. Ni véritable prison ni véritable habitation, celle-ci abrite un homme assigné à résidence parce que soupçonné d'être impliqué dans des activités terroristes. Méthodiquement, Clark scrute tous les recoins de ce lieu impersonnel. Entre 2005 et 2011, 52 hommes ont été ainsi détenus sans procès. «Je suis allé écouter Edmund Clark lors de son exposition à l'Imperial War Museum de Londres, raconte Mark Ghuneim. Dans la maison, l'homme enfermé était épouvantéà l'idée que l'on découvre le chat sur les photos. Il n'avait pas le droit d'en avoir un.»

Control Order House d’EDMUND CLARK

Derrière la caméra

On ne présente plus Trevor Paglen, géographe américain, enseignant à Berkeley et artiste proche de la réalisatrice Laura Poitras avec qui il a travaillé sur Citizenfour, le film consacré à Edward Snowden. Auteur de photographies de la NSA (National Security Agency), du NRO (National Reconnaissance Office), siège des satellites espions américains et de la NGA (National Geospatial-Intelligence Agency) qui connecte les informations géographiques aux données de surveillance, Paglen a aussi longtemps enquêté sur les bases militaires secrètes et les prisons qu'il a photographiées grâce à des télescopes. «J'ai assisté à plusieurs de ses conférences. Ses recherches actuelles s'orientent vers ce que peut être la vision d'une machine. Paglen essaie de [la] comprendre […] et il l'oppose à celle de l'homme, et c'est très différent. Aujourd'hui, il n'y a plus d'images, que des points de data», analyse Mark GhuneimCet ouvrage, paru en 2010, est la première monographie de l'artiste. «C'est désormais un classique.»

Invisible, Covert Operations and American Landscape

En filature

Le jour où Jessamyn Lovell reçoit un coup de fil de la police de San Francisco lui expliquant qu’une femme du nom d’Erin Coleen Hart a utilisé son permis de conduire (volé) pour commettre des délits, la moutarde lui monte au nez. Sommée de se présenter à un juge d’Oakland, et après avoir dû prouver qu’elle n’était pas l’auteure des crimes et reçu d’innombrables factures à payer, la photographe Jessamyn Lovell se met à traquer la femme qui a usurpé son identité. Elle photographie tous les lieux fréquentés par Erin Hart et va même jusqu’à frapper à sa porte tout en employant un détective privé pour fouiller dans le passé de la voleuse. A sa sortie de prison, elle la photographie au téléobjectif, la suit dans les rues et finit par se sentir coupable de cette filature. La photographe exposera son travail et invitera son «double» pour le vernissage. L’intéressée ne viendra pas, sans doute un peu cassée par une vie difficile après son emprisonnement, selon Jessamyn Lovell.

Dear Erin Hart de JESSAMYN LOVELL

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