La photo, c’était, pour eux, une catharsis, une échappée, le moyen d’incarner leurs hantises et leurs obsessions. De s’en guérir, peut-être. Aliénés, prisonniers de leurs corps, sans-abri, ils se sont saisis de l’appareil photo comme d’une bouée de sauvetage. Des anonymes, dont il ne reste souvent que quelques images dénichées aux puces, au fond d’une malle.
Usage singulier
Les prochaines Rencontres de la photographie d’Arles (du 1er juillet au 22 septembre) mettent à l’honneur ces invisibles, avec une exposition singulière, « Photo/Brut ». Sur 1 200 mètres carrés, elle dévoilera les incroyables sagas de quarante-cinq personnages hauts en couleur, restés trop longtemps à la marge de la société comme de l’histoire de l’art. Seul point commun de tous ces créateurs malgré eux : « Être dénués de toute intention artistique », résume Sam Stourdzé, directeur du festival.
Photo et art brut ? Ces deux histoires ont longtemps évolué en parallèle, dans l’indifférence. Les Rencontres d’Arles rompent la glace avec ce projet inédit, qui doit beaucoup au travail du collectionneur Bruno Decharme, une des références dans le domaine.
« Cette collection a déjà été montrée à La Maison rouge à Paris, mais c’est la première fois que l’on isole ainsi, au sein de l’art brut, le médium photo », souligne Sam Stourdzé. Convaincu que le festival a aussi pour rôle de pousser la réflexion sur l’image, il précise aussitôt : « Médium photo au sens large, bien sûr, ce qui peut inclure l’image imprimée, la reproduction, le collage de pages de magazine, qu’utilisaient nombre des artistes exposés. »
A commencer par les « stars » de l’art brut, comme Aloïse Corbaz, Adolf Wölfli ou Henry Darger. On ne les connaît que pour leurs peintures et dessins ? De façon inédite, l’exposition révèle chez eux un usage singulier de l’image reproduite ou de l’appareil photo. Darger, par exemple, se servait de clichés qu’il faisait tirer pour changer l’échelle de ses fameuses fillettes au sort lugubre.
Un autre « je »
Alors que le festival célèbre cet été sa 50e édition, il bouscule les lignes comme jamais. « Une telle exposition pourrait sembler une hérésie aux yeux de Jean Dubuffet, qui a théorisé le premier l’art brut, dans les années 1950, et refusait toute distinction entre peinture, sculpture, photo ou dessin, reconnaît Sam Stourdzé. Mais la montrer dans un festival photo permet de recouper avec un grand nombre d’artistes d’aujourd’hui qui ont une approche tout aussi obsessionnelle et un même travail sur la sérialité. »
Cindy Sherman n’aurait-elle rien inventé ? Trente ans avant ses premiers autoportraits travestis, des quidams se prenaient en photo, en secret, grimés, déguisés, en quête d’un autre je. Riche de tous ces oubliés, une autre histoire s’écrit ici : « Aujourd’hui, bien plus qu’il y a des décennies, nous sommes enfin prêts à regarder leurs images. »