La Bolivie de Depardon, au rythme lent du Rolleiflex

Il a renoué avec le Rolleiflex. Un format d'image particulier, idéal pour saisir l'intimité des paysans que Raymond Depardon a saisis dans l'Altiplano bolivien. Reportage.

Par Luc Desbenoit

Publié le 16 novembre 2013 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h06

Quand Judith, la tenancière du seul restaurant de Tarabuco, nous a vus débarquer, avec Raymond Depardon, elle n'en est pas revenue : « Mais que faites-vous là ? Il n'y a rien à voir aujourd'hui ! » Il est vrai qu'en général les gringos ne s'aventurent dans ce village de l'Altiplano que le dimanche, jour du marché, en bus et en groupes. Un petit tour et puis s'en vont. En semaine, Tarabuco tourne vraiment au ra­lenti. « On a l'impression de débarquer dans les premières images d'un western de Sergio Leone », résume Depardon.

Le décor ? Une place avec son église blanche, un poste de police portes grandes ouvertes avec machine à écrire, crucifix et drapeau bolivien posés sur une table, des boutiques aux auvents de plastique bleu secoués par le vent… Emmitouflés dans leurs ponchos, des Indiens somnolent sur le sol. Des chiens errent dans les tourbillons de poussière soulevée par les rafales. Tout est figé, suspendu, en attente. Ne manque que la musique d'Ennio Morricone.

Mais, très vite, c'est nous qui devenons l'attraction du village. Edmundo, colonel à la retraite, vient admirer le gros 4 x 4 avec lequel nous avons parcouru huit cents kilomètres depuis Santa Cruz. Un petit coup de pied dans les pneus, histoire de jauger la bête, et déjà son attention se porte sur l'appareil que Raymond Depardon porte en bandoulière. « Cual antigüedad ! (quelle antiquité) », s'exclame-t-il. Comme partout où l'on est passé ces trois derniers jours, le Rolleiflex, avec ses deux objectifs superposés, intrigue. A juste titre.

Le vélocipède de la photographie

A l'ère du numérique, des cartes mémoire, quelle drôle d'idée en effet d'utiliser cet appareil aux lentes mises au point ! Le vélocipède de la photographie. Aussi curieux d'apparence que de manipulation. Lorsque le curé, en soutane, a vu le photographe opérer, il n'a pas résisté au péché mignon de la curiosité. Il a d'abord pensé que c'était une caméra de cinéma. Le côté religieux de la prise de vue lui a plu. Un Rolleiflex se porte sur le ventre. Pour cadrer la photo, il faut pencher la tête sur le viseur, ce qui donne au photographe l'allure d'un pénitent en prière.

Quand on lui explique que Raymond Depardon a l'intention de photographier les Indiens pour une exposition au Grand Palais, à Paris, il ne trouve là rien de bien original. Après tout, les gringos ne viennent-ils pas ici pour faire des photos ? Nous sommes le vendredi de Pâques. Judith annonce la couleur : « Je vais vous préparer un bon repas catholique et apostolique, sans viande et sans alcool. » La tirade nous prenant par surprise, elle s'inquiète : « Vous êtes bien de religion catholique ? » Ne poussant pas plus loin son investigation, elle se demande maintenant où l'on va bien pouvoir dormir.

Le seul hôtel est fermé. Reste à taper aux portes pour trouver un « aloja­miento », un logement chez l'habitant. On déniche deux chambres aux matelas défoncés soutenus par des ressorts si épuisés qu'ils en oublient de grincer. Pas de serrures, pas de loquets aux portes. Les pierres posées sur le carrelage servent à bloquer les battants contre les infiltrations du froid nocturne de ce plateau des Andes culminant à 3 600 mètres.

Au petit matin, l'abreuvoir de la cour permet de se laver à la façon des chats, par petites touches, sans excès. Raymond Depardon jubile : « Je suis heureux comme un gamin. J'adore ce genre de vie, prendre la route, ne pas savoir où l'on va dormir le soir. C'est l'idéal pour ne pas rouméguer (penser en rond, en langage lyonnais, sa région d'origine). » Mais est-ce sa principale motivation ? Au départ, on ne comprend rien à son projet. Et comme on connaît un peu Raymond, on le soupçonne d'avoir une idée derrière la tête. Il va ménager ses effets, libérer les informations au compte-gouttes.

Planche contact, Tarabuco (Bolivie).  © Raymond Depardon

Planche contact, Tarabuco (Bolivie).  © Raymond Depardon

Le photographe a choisi de partir de Santa Cruz, la métropole bolivienne de la plaine à la chaleur tropicale, pour s'habituer progressivement à l'altitude. D'abord encombrée de véhicules asthmatiques, la seule et unique route se vide peu à peu, jusqu'à devenir quasi déserte et plutôt cabossée. Elle semble se débarrasser de ses frusques modernes, remonter dans le temps, en perdant progressivement son bitume par plaques jusqu'à se transformer en piste de terre bordée de cactus géants.

Certains tronçons sont recouverts de petits galets admirablement maçonnés. Les côtes grimpent dur à l'assaut du ciel. Une fois traversé une épaisse fumée, on réalise que ce n'était pas du brouillard mais les nuages, qu'on domine désormais dans un air bleu très pur, comme vus d'avion.

Ruminations mentales

Tout au long du voyage, Raymond Depardon s'interroge à haute voix. Il adore la voiture, elle favorise les ruminations mentales. Elle lui permet d'ajuster ses idées, de les mettre à l'épreuve et aussi… de se rassurer : « Là, je repars de zéro. Je vais peut-être faire de mauvaises photos… mais c'est quoi une bonne photo ? » « Ne devrais-je pas m'intéresser au marché d'Angoulême plutôt que de couvrir 10 000 kilomètres pour celui de Tarabuco ? » se demande-t-il avant de s'apostropher : « Arrête de te poser des questions et fais-toi plaisir, Raymond, un point c'est tout !… »

A un péage, car il y a des péages flambant neufs sur ces routes antiques, il descend pour photographier un chien, l'auscultant tête penchée sur le Rolleiflex. On ne lui trouve rien de bien particulier. Efflanqué comme tous ses congénères. Depardon verrait-il quelque chose qui nous échappe ? « Lorsque j'étais reporter, je ne recherchais que l'information. Comment illustrer un sujet. Maintenant, je capte des ambiances, mes sensations. Je me sens plus libre, moins complexé. » Complexé ?


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Depuis 1958, date à laquelle il a quitté à 16 ans la ferme familiale du Garet, à côté de Villefranche-sur-Saône, dans le Rhône, il a excellé dans tous les domaines. Clichés de paparazzi de Brigitte Bardot, campagne électorale de Richard Nixon, reportages de guerre au Biafra, au Tchad, au Liban, en Afghanistan au côté d'un dénommé Massoud… Certaines images sont devenues des icônes du XXe siècle. Comme celle de ce milicien des Phalanges chrétiennes courant courbé dans une rue de Beyrouth en 1978 pour échapper aux balles des snipers.

Alors, qu'espère-t-il de plus ? La réponse est surprenante : « Je veux continuer à photographier mes parents. Je suis venu ici, car les Indiens de l'Altiplano sont des paysans comme eux. Ils ont les mêmes préoccupations, les mêmes soucis, le temps, les mauvaises récoltes. Et surtout, ils sont comme eux, fiers, graves et élégants. » On prend un couple en auto-stop. Pour aller vendre deux sacs de pommes de terre – leur fortune –, l'homme et la femme ont revêtu leurs tenues d'apparat. Des vêtements blancs, immaculés, magnifiques. La femme porte une coiffe à franges lui couvrant les yeux. « J'ai l'impression de voir mon père qui, lui aussi, mettait son plus beau costume pour le marché aux bestiaux. »

Comapara, route n°7, Bolivie, 2013. © Raymond Depardon

Comapara, route n°7, Bolivie, 2013. © Raymond Depardon

En échange du trajet, le couple a accepté de poser. Pas toujours aussi simple. A Sucre, la cité à l'architecture coloniale, située à 60 kilomètres de Tarabuco, une Indienne se sentant prise dans l'objectif du photographe s'est dissimulé le visage derrière son chapeau melon en feutre marron. Elle s'est dévoilée puis s'est cachée à nouveau en voyant que l'intrus insistait. Tout sourire, le petit jeu l'amusait. Une autre, furax, a fait mine de lui foncer dessus, tapant du pied, tout en éructant un « pschitt » sonore. Sur la route, une troisième lui jettera carrément une pierre.

Réaction de Depardon ? Elle est sobre : « C'est classique, ça. » A Tarabuco, un groupe de femmes à longues nattes a cherché à le chasser de la procession religieuse du samedi de Pâques. Mais le Raymond est tenace. Il fait mine de se replier en rase campagne avant de revenir délicatement à la charge avec sa danse de ballerine aux petits pas légers. Le spectacle jure avec ses chaussures : une paire de Clarks fatiguées aux lacets qui s'effilochent. Sa « tenue de travail » avec son anorak passe-partout. L'équivalent du treillis d'un chasseur pour se fondre dans la nature.

Un maître de l’approche

Depardon est un maître de l'approche. A notre grand étonnement, peu à peu il se fait oublier sur le marché, ou apprivoise les gens : « Les Indiens n'aiment pas être photographiés, mais j'insiste. On me dit parfois que je suis dur. J'assume. Je les respecte infiniment. Si je n'enregistre pas ce qu'ils sont, c'est toute une mémoire qui disparaîtra. »

Est-ce si sûr ? Car ce n'est pas un reportage ni un document sur les Indiens Quechua ou Aymara que recherche Depardon. C'est son quatrième voyage en Bolivie. Il a déjà fait des photos de ces hommes ou femmes coiffés de la stu­péfiante matera en cuir, en forme de casque de conquistadors. Il a déjà filmé ici, en 2008, à Tarabuco, un Quechua, ­Valentino Umarra, dans son formidable document Donner la parole, sur les langues qui disparaissent dans le monde, réalisé avec sa complice Claudine Nougaret.

Marthe Bernard-Depardon, ferme du Garet, 1960. © Raymond Depardon

Marthe Bernard-Depardon, ferme du Garet, 1960. © Raymond Depardon

Lui manquerait-il encore quelque chose sur le monde paysan, sa grande obsession ? Depuis les années 70, n'a-t-il pas multiplié les photos et les films sur les agriculteurs ou éleveurs – les Mapuche du Chili, les Toubou du Tchad, sans oublier sa récente et formidable trilogie en cinéma direct sur l'agriculture de moyenne montagne en France ?

Raymond Depardon est un formidable technicien. Chacun de ses projets est lié à l'utilisation d'un appareil particulier : le Leica des photojournalistes pour les clichés à prendre à la volée ; la chambre photographique pour son odyssée sur la France des sous-préfectures afin d'avoir des images très descriptives… Il a des dizaines d'appareils différents, aux noms complètement inconnus du béotien : l'Alpa, le Makina Plaubel, l'objectif Biogon… Comme pour un agriculteur, ce sont ses outils. On n'utilise pas une charrue quand on veut faucher un champ.

Le Rolleiflex comme talisman

Mais, désormais, il privilégie le Rolleiflex. Premier appareil acheté aux puces de Lyon lorsqu'il avait 13 ans, c'est le talisman qui le relie à son enfance : « J'ai eu la chance d'être élevé à la campagne, dans une ferme. Mes parents me laissaient tout faire. J'étais libre comme l'air. Je me baladais, j'allais chercher les vaches avec le chien Pernod, je me prélassais dans les greniers. Je rêvais. Je montais le cheval Pompon. C'était le bonheur. »

Et c'est avec son Rolleiflex que le gamin a fixé ce bonheur, avec lui qu'il a fait ses gammes de « chasseur d'images » : la cour de la ferme du Garet, avec ses poules, ses canards, son frère, ses copains de foot. C'est avec lui encore qu'il a commencé à descendre le chemin de la propriété familiale, à nourrir sa curiosité, à s'éloigner de plus en plus, pour réaliser d'autres clichés, découvrir Paris, puis le monde, devenir ce qu'il est : Raymond Depardon. Il s'en était séparé. Mais, depuis cinq ans, il utilise à nouveau cette machine à remonter le temps, même pour la photo officielle de François Hollande dans les jardins de l'Elysée.

Une image de son enfance le hante. Celle de ses parents posant pour lui, à côté de la Juvaquatre, une Renault bien carrossée, avec sa roue de secours sur le porte-bagages du toit. Son père porte un costume rayé ; sa mère, une robe noire. Cette « photo de famille » n'est pas spectaculaire. Elle ne raconte rien de particulier. C'est un souvenir, comme nous en avons dans nos albums, suspendu, prêtant à la rêverie. Un « moment doux », dit Depardon. Et c'est cela qu'il retrouve avec les portraits d'Indiens du marché de Tarabuco.

Seul changement avec le cliché en noir et blanc de la Juvaquatre, Raymond Depardon s'est mis à la couleur : « Je suis encore plus doux avec elle. Là, je suis heureux, je photographie enfin comme il me plaît, sans complexe. Je ne cherche plus à raconter l'actualité, je me fais plaisir. J'ai 71 ans, et il a fallu ce très long détour, toute une carrière pour retrouver la fraîcheur et l'innocence de mon regard d'enfant… » Ce n'est pas seulement la Bolivie qu'il contemple dans son Rolleiflex, mais, encore et toujours, la ferme du Garet.

La couleur en cinq étapes
1959 L'apprentissage à Paris.
1971 Premier reportage sur les paysans Mapuche du Chili.
1984 La Ferme du Garret, pour la Datar.
2004 Premières images de son portrait de la France exposé à la BNF en 2010.
2008 Les Indiens Yanomani, pour la Fondation Cartier.

 

A voir

« Raymond Depardon : un moment si doux », jusqu'au 10 février 2014, au Grand Palais, Paris 8e. Tél. : 01 44 13 17 17. Catalogue, éd. RMN, 174 p., 29 €, ainsi qu'un documentaire de Claudine Nougaret, Palmeraie éd., 26 mn, 10 €.

« Paris photo ». Du 14 au 17 novembre, 164 exposants, éditeurs et galeristes investissent le Grand Palais à Paris.

Profils paysans , la trilogie : L'approche. Le quotidien. La vie moderne, Arte éditions, 35 €.

A lire

La Ferme du Garet, éd. Acte Sud, 320 p., 32 €.

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