Rare, cher et inaccessible. Et pourtant offert. Offert depuis 1964 à vingt-cinq mille personnalités du monde des affaires et des médias dans cinquante pays – dont quatre cents en France –, le calendrier Pirelli est devenu en cinquante ans un objet culte – « The Cal » – que les collectionneurs se rachètent sur eBay, parfois pour plusieurs milliers d’euros.
Comment l’outil promotionnel d’une marque de pneumatiques italienne montrant des femmes dénudées a-t-il pu connaître un tel succès, et acquérir une telle réputation chez les amateurs de photographie - et chez les photographes eux-mêmes ?
JAMAIS VULGAIRE
« La laideur se vend mal », disait le designer franco-américain Raymond Loewy (1893-1986). Fort de cette maxime majeure du marketing, Derek Forsyth, directeur de la publicité de la branche britannique de Pirelli à Londres, décide en 1963, pour affronter une concurrence vivace, de lancer un calendrier illustré chaque mois par de très jolies jeunes femmes. Simple et déjà vu. Mais chez Pirelli, le protocole est sévère : allusion érotique, mais jamais de vulgarité. C'est ainsi qu'a débuté une saga à la croisée du marketing, de la photographie de mode et de la représentation du corps féminin. En langage d’aujourd'hui : banalement sexiste.
1964, c'est à Majorque que le Britannique Robert Freeman, auteur de la pochette de l’album des Beatles With The Beatles (1963), réalise la première parution. Déambulations lointaines sur la plage et plans serrés sur les visages, détails, gerbe d’eau sur maillot de bain et un seul nu, bras croisés sur poitrine. Le tout, sage comme une image.
En 1966, c'est l’immense Peter Knapp, graphiste suisse et photographe renommé qui s’y colle. Dans le livre Le Calendrier Pirelli (La Martinière, 1997) il se souvient : « Souvent, les modèles voulaient être payées plus, car le calendrier était considéré comme vraiment limite. » Pourtant ces images prises sur la plage de Al-Hoceima, au Maroc, nous paraissent aujourd'hui bien retenues.
1970, premier coup de canif au « bon goût ». Francis Giacobetti, co-fondateur du mensuel Lui, amorce aux Bahamas une nouvelle rhétorique. Gouttelettes d'eau sur épidermes puissamment ambrés, poses rovocantes, abandons suggestifs, ce vocabulaire - dont il n'est pas le seul locuteur - deviendra emblématique des années 1970. Y compris dans les grands magazines de mode.
FAÇON AUTOCHROMES
Une exception, Sarah Moon. En 1972, elle enferme ses modèles dans la villa Les Tilleuls, près de Paris, et met en scène la mélancolie d’une maison close au début du siècle. Gravité, attente et entre-soi, ces images façon autochromes – la griffe Sarah Moon – seraient le choix d’une stratégie destinée à accompagner l’hostilité du moment contre la « femme-objet ».
Une stratégie très ponctuelle, puisqu’en 1973 le photographe Brian Duffy réalise des photos singulièrement outrées, rehaussées par l'aérographe de Philip Castle, auteur de l'affiche du film Orange mécanique, de Stanley Kubrick. Des images d'un érotisme pop plutôt décevantes, mais une opération marketing réussie, qui génère plus d'une centaine d'articles dans la presse.
En 1974, la guerre du Kippour et la crise pétrolière interdisent la publication de l'onéreux objet. Dix ans après, au cœur de difficultés économiques avérées, Pirelli UK décide néanmoins de convoquer en 1984, Martyn Walsh, homme-orchestre de la victoire de Margaret Thatcher en 1979, pour relancer le calendrier.
Les années 1990 sont celles de l'avènement des « top-models ». Pour fêter ses trente ans, en 1994, le « Pirelli » invite Cindy Crawford, Kate Moss, Helena Christensen et Karen Alexander. L’Américain Herb Ritts (1952-2002) les emmène sous les éclats d’une plage des Bahamas pour livrer une assez classique production.
NUDITÉ TOTALE
Sea, sex, and sun encore… En 1995, l’Américain Richard Avedon (1923-2004) décline les quatre saisons. Pour un résultat majeur, tant la nudité affirmée y est éludée par la beauté des photographies. « Les tops-models sont les déesses de notre temps », proclame le couturier et photographe Karl Lagerfeld. Il intitule le calendrier 2011 Mythology. Il déclare encore : « Une plage, c’est un peu trop cliché ». Proposant ainsi une relecture des mythes gréco-romains au travers d'un who's who de mannequins aujourd'hui encore en vogue, et l’exposition de leur nudité totale.
Mais c'est lorsqu'il s'exonère de la liturgie sex(y)ste que le calendrier prend son rôle d'innovateur. Ainsi, pressenti en 2004, le photographe britannique Nick Knight déclarait : « J'ai hésité, j'avais peur de dégrader l'image de la femme. J'ai donc inversé la donne en demandant à certaines femmes ce qu'elles aimeraient voir figurer dans un calendrier Pirelli ». Un comité aussi surprenant que varié : Björk, Stella McCartney, Catherine Millet, Catherine Deneuve, Emmanuelle Seigner et bien d'autres encore sont pressenties. Tachisme, flou et images abstraites, l’objet présente une rare qualité picturale : un superbe OVNI.
Autre OVNI, dans le monde du « Pirelli » : Steve Mc Curry, photo-reporter chevronné réalisateur de l'édition 2013. « Le Brésil est un pays du futur », dit-il, et le plus grand marché de Pirelli... C’est à Rio que McCurry déambule, avec des mannequins toutes impliquées dans une organisation caritative. Il y réalise des images imprégnées d’une généreuse humanité, dans des lieux publics. Simple et touchant, une réussite.
Feuilleter le calendrier Pirelli 2013
Pour le cinquantième anniversaire du calendrier, coup de théâtre. Le photographe Helmut Newton, mort le 23 janvier 2004, avait réalisé le calendrier de 1986 mais, à la suite à de problèmes familiaux et de dissensions au sein du groupe, son travail avait été remplacé par celui de Bert Stern, connu pour avoir réalisé les derniers portraits de Marilyn Monroe. Les images de Newton, non publiées, avaient été pieusement conservées.
Chez l’Australien né à Berlin, provocateur animé d’une pointe d’humour, les modèles féminins, qui appartiennent souvent à la haute bourgeoisie, sont fortes, puissantes et en pleine possession de leur sexualité. Leur nudité intimide, inquiète. Thanatos rôde-t-il non loin ? Marshall Blonsky l’invoque souvent dans la préface de Private Property (Schirmer Art Books, 1989), qui présente une sélection de photographies de Newton. Doit-on alors percevoir la persistance de la mort dans cette image qui illustrera mai 2014 ? Eros, talons aiguilles et forte cambrure, interpelle du regard un Thanatos empli de certitude. Pirelli produit des pneus et Helmut Newton est mort à l’âge de 83 ans… dans un accident d'automobile. L'expérience photographique de « The Cal TM », elle, continue.
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