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Quand la photo sort du cadre au Festival de Lianzhou

REPORTAGE - Pour sa 14e édition au cœur de la Chine, ce festival pionnier a réussi son défi international et continue d'exposer la photographie documentaire et la photographie contemporaine chinoise dans ce qu'elles ont de plus révélateur. Malgré une censure omniprésente, le résultat donne une image à vif de notre temps.

De notre envoyée spéciale à Lianzhou, province de Canton, Chine

Butterfly III Red Flower Shirt, de Junnan Li, artiste formé au London College of Communication en 2013, dans l'exposition In the Labyrinth of Knossos de He Yining. He Yining/Festival photo de Lianzhou

A priori, il n'y a aucune raison, pour un habitué des Rencontres d'Arles, de Paris Photo et de Photo London, d'aller à Lianzhou, à près de quatre heures de voiture au nord-ouest de Canton, au sud de la si vaste Chine (à déjà plus de 11h de vol de Paris à l'aller et près de 13 h de vol au retour). Cette petite ville à l'échelle chinoise dépasse juste les 500.000 habitants. Elle ne brille ni par son patrimoine, amplement détruit par l'histoire rude du XXe siècle, ni par sa modernité, réduite à un alignement postmoderne sans grâce. Même si, en dix ans, sa physionomie rurale et poussiéreuse s'est métamorphosée avec autoroute bordée d'arbres et de fleurs, buildings encore raisonnables et bientôt un lac qui annonce une petite station de villégiature.

Et pourtant, ils sont là. Les grands quotidiens, les radios et les magazines «internationaux» , c'est-à-dire étrangers (France Inter, Le Figaro, Le Monde, Libération, The Guardian, L'Express, Les Inrocks, Fisheye Magazine, Le Quotidien de l'Art). Les grandes institutions de la photographie (le Nederlands Fotomuseum de Rotterdam, mais ni le Jeu de Paume, ni la MEP, ni le Centre Pompidou) et les figures de la politique culturelle française (Marion Hislen, pétulante fondatrice en 2011 du festival Circulation(s), atypique déléguée à la photographie au sein de la direction générale de la création artistique au ministère de la Culture depuis janvier 2018). Car cette Chine en mutation accélérée forme à la fois un réservoir évident d'artistes et un terrain d'exploration sans pareil du medium et de sa réception.

Duan Yuting, fondatrice et directrice du Festival de Lianzhou croit beaucoup au talent confirmé de Han Lei, né en 1967 à Kaifeng, province du Henan, travail entre documentaire et symbolisme exposé dans le tout nouveau musée de la photographie. Ici, «Still from “Rapids” #no. 1», vidéo (16 minutes), 2018. Han Lei faisait partie du jury de cette 14e édition, aux côtés de Duan Yuting, Florence Grivel, Marieke Wiegel et Marion Hislen, qui a récompensé l'Italo-Suisse Salvatore Vitale (Punctum Photography Award), les Chinois Jiang Yuxin (The Special Award) et Peng Ke (The EMG Foundation Award). Han Lei/Festival de Lianzhou

«C'est un miracle qu'existe pareil festival indépendant en Chine, avec un programme artistique aussi ambitieux et pointu qu'une vraie biennale internationale», souligne - en tout anonymat - un diplomate français installé depuis plusieurs années au cœur de la Chine, moins frappé que ses compatriotes en visite express à Lianzhou par l'impact de la censure. Ces derniers ont été surpris de voir apparaître le visage du président chinois Xi Jinping lors de la cérémonie d'ouverture du 1er décembre, avec son film panoramique très son et lumière qui encense l'évènement, la ville, la province, le pays, la nation. L'an dernier, seules les minorités Yao, l'histoire impériale de la Chine, la grandeur de la nation y étaient ainsi mises en scène sur écran géant.

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«La politique de Pékin fait partie de la vie quotidienne ici, le visage du président chinois Xi Jinping apparaît partout, dans le métro, même dans l'ascenseur de votre immeuble», relativise cet immergé dans la culture chinoise, ses codes, ses limites, son appétit de compétition, sa philosophie face à l'adversité, et donc plus apte à voir le verre à moitié plein qu'à moitié vide (magnifique accrochage du jeune Polonais Michal Martychowiec qui transforme la réalité en pure abstraction, Between the Two Worlds, the Respite, In Which We Are Not, à la Shoe Factory).

Structure d'avant-garde signée O-Office Architects

L'une des affiches de la 14e édition du Lianzhou Foto Festival. Lianzhou Foto Festival

Depuis un an, Lianzhou a son musée de la photographie, un musée public et donc encore unique de son espèce en Chine populaire où se multiplient les affaires prospères et pétaradantes, les nouveaux millionnaires et leurs musées privés. La «Candy Factory», usine de bonbons qui servait déjà de QG au Festival de Lianzhou, s'est transformée en 2017 en une structure d'avant-garde signée O-Office Architects, deux jeunes talents de Canton formés à Versailles et à Louvain en Flandre.

Un modèle d'intégration dans le labyrinthe du tissu urbain, il se sert des tuiles traditionnelles comme motifs ornementaux, incorpore les vieilles fenêtres en bois de l'après-guerre au béton contemporain et ne ressemble en rien aux démonstrations architecturales rutilantes de la Chine nouvelle voracement capitaliste.

Un musée tout en passages, en escaliers et en courants d'air où les conditions hygrométriques font frémir les responsables si méthodiques de nos collections photographiques muséales, attentifs à préserver au frais et au sec leurs précieux vintages (dernière démonstration high-tech en date, la Fondation Henri-Cartier-Bresson dans le Marais et sa température minutieusement dosée pour les tirages et les négatifs). Cette disposition, au contraire largement ouverte au vent comme au public (par ordre décroissant, le public local, scolaire, cantonais, chinois, voire, international), leur rend la vie impossible et implique forcément des tirages d'exposition, succédanés le plus souvent réalisés en Chine et qui ne vivront que le temps du festival (exception notable pour les tirages Erwin Blumenfeld venus en surnombre de Paris en avion comme sa petite-fille, Nadia Blumenfeld).

Le vent de l'écologie, de l'anthropocène et de ses dangers

Cette 14e édition de Lianzhou Foto Festival se tient jusqu'au 3 janvier 2019. Excentrée et longtemps à l'abri de la tutelle du Nord, elle garde l'ambition originelle de ce festival, né en 2005 de la volonté commune de la ville, de ses maires successifs. Sa curatrice, la Cantonaise Duan Yuting, veut marier, comme dans une vraie biennale d'art, photo documentaire et photo contemporaine, artistes internationaux (36) et artistes chinois (39).

Ils sont tantôt dans l'exposition thématique où souffle le vent de l'écologie, de l'anthropocène et de ses dangers (The Wind of Time, 27 artistes dont 23 étrangers, réflexion très conceptuelle sous le commissariat du «Breton» Jérôme Sother, coprésident de l'association Gwinzegal, à Guingamp). Tantôt dans une exposition de groupe (16 artistes dont 4 seulement sont étrangers). Et tantôt dans des «solo shows», souvent plus explicites car plus développés, sur la réalité chinoise qui vit sa révolution économique sur un tempo trépidant (32 artistes dont 9 internationaux).

Dans ce vaste brassage de plus de 75 artistes, la censure de Pékin a appliqué, en trois vagues successives, ses critères systématiques, inflexibles, à l'image d'une administration pyramidale, et parfois au final incompréhensibles. Les censeurs sont venus par deux avec le catalogue précis de ce qui avait été soumis au préalable à autorisation et de ce qui avait été accepté. Faute d'avoir respecté les délais de ce strict protocole, souligne la direction du festival, nombre de photographies ont été décrochées des murs, juste avant et pendant le vernissage. Officiellement, le mot «censure» n'a pas cours, il est remplacé par «autorisation» et les euphémismes de rigueur.

Officiellement, le mot « censure » n'a pas cours, il est remplacé par « autorisation » et les euphémismes de rigueur.

L'an dernier, le 13e Festival photo de Lianzhou y déjà avait été soumis, mais avec beaucoup moins de sévérité. «La tutelle de Pékin était alors plus sensible au Nord et aux abords de la capitale chinoise. Canton et sa région semblaient jouir d'une plus grande liberté. La situation s'est tendue depuis et devrait continuer de se tendre en 2019 avec les 70 ans de la fondation de la République populaire de Chine du 21 septembre 1949, par le président Mao - fête nationale célébrée, chaque année, le 1er octobre - et les 30 ans de Tian'anmen, manifestations d'étudiants, d'intellectuels et d'ouvriers chinois du 15 avril 1989 qui s'achevèrent dans le sang le 5 juin 1989 sur la place Tian'anmen à Pékin, capitale de la république populaire. Deux sujets complètement tabous et donc exempts des conversations», note un observateur français.

Pendant des années, l'artiste allemand qui a étudié à Dusseldorf, Oliver Sieber, a demandé aux jeunes d'une culture spécifique - punk, skin, teddy boy, rockabilly, goth- de poser devant son objectif. Leur style extravagant est tantôt le fruit d'un acte très élaboré, tantôt une affirmation identitaire. Dans son projet «Imaginary Club», ces personnages hauts en couleur ne sont pas classés par catégories mais associés à des photos en noir et blanc, scènes de rue et concerts. Ces portraits ont été pris en Europe, aux États-Unis, au Japon, montrant que les subcultures se propagent d'elles-mêmes et se modifient dans le monde undergound globalisé. Cette série spectaculaire trônait sur les affiches dans les rues de Lianzhou. Mais l'exposition a disparu, après le passage des censeurs. Oliver Sieber/Festival photo de Lianzhou

D'avis unanime, ce qui fait l'objet de la censure dépasse toute logique et relève souvent du mystère. En témoignent les banales images de flots et de plage retirées in fine dans l'exposition Known and Strange Things Pass du Britannique Andy Sewell sur les câbles du web qui transmettent des millions de data entre Amérique et Royaume-Uni. Difficile de faire la part du fond ou de la forme, si ce n'est l'évidente démonstration d'autorité. Résultat frappant. Au point de faire disparaître complètement des accrochages (Imaginary Club, le monde planétaire de l'underground, qui se ressemble à travers ses tatouages, ses codes, ses modes, par l'artiste allemand Oliver Sieber, pourtant à l'affiche partout dans la ville). De les réduire à la portion plus que congrue et donc inutilisable (Displacement, sujet brûlant sur la globalisation et ses migrants par la star de la photo documentaire française, Mathieu Pernot, et le Franco-Soudanais Mohamed Abakar qui n'a, d'ailleurs, pas obtenu son visa pour la Chine). De réduire drastiquement la pertinence du propos (disparition de tous les SDF qui faisaient le pendant aux traders de Here is London, beau travail assez caravagesque du Britannique Mark Neville).

Les invraisemblables «cimetières de vélos»

On traverse donc des salles où les photos censurées («environ 80, dont près de 60% d'artistes étrangers», disent les responsables du festival) sont signalées par le vide laissé sur les cimaises, les punaises et les traits de crayon pour les alignements qui forment autant d'œuvres abstraites, intrigantes (False Positives, de la Néerlandaise Esther Hovers, ou le décodage des attitudes jugées suspectes par nos caméras de surveillance). Une façon comme une autre de montrer combien la photographie a de sens, même si ce rappel brutal à l'ordre, plus dur que lors des précédentes éditions, a surpris et choqué les Occidentaux, pleins de candeur et/ou de bonne volonté. Paradoxe, le Festival de Lianzhou n'a pas hésité à attribuer, le 3 décembre, son prix le plus important et le plus doté (60.000 Yuans, soit environ 7800 €), le Punctum Photography Award, à Salvatore Vitale, artiste sicilien qui vit et travaille en Suisse, dont l'œuvre How to Secure A Country sur l'euphémisme des tatillons protocoles suisses de prévention des risques a été sérieusement amputée.

Il reste, heureusement, beaucoup à voir et à comprendre.

Paradoxalement, ce qui paraît délicat à nos yeux d'étrangers a tout l'espace voulu pour se déployer. Ainsi, les invraisemblables «cimetières de vélos» photographiés comme des abstractions chromatiques grâce à des drones par le photographe Wu Guoyong dans 20 villes chinoises (No Place to Place). Ses très grands tirages, spectaculaires et recadrés par lui pour créer l'illusion de paysages harmonieux, ont les honneurs de la Shoe Factory. Ils démontrent, dans le même temps de l'image, la capacité de production faramineuse de la Chine, sa réactivité surhumaine face à une nouvelle demande (les vélos partagés), sa folie de conquête d'un marché porteur, sa surproduction démesurée et son gaspillage immense.

Aussi peu distanciée et plastique que possible, la série City Sculpture de Wu Dengcai aligne les photos frontales des sculptures monumentales, emblèmes de fierté entre maoïsme et capitalisme flambant neuf, souvent de valeur artistique nulle, qui campent à l'entrée des vingt provinces et régions autonomes chinoises, soit plus de 70 villes-champignons que ce photoreporter a arpentées pendant trois mois. Le marché induit par cette course aux monuments, souvent d'un kitsch atterrant, chiffre jusqu'à plusieurs dizaines de millions de RMB et laisse songeur aux pays des musées d'art moderne. Beaucoup plus sensible, la série de Zhang Hui sur la trace des 18 mausolées royaux de la dynastie Tang, à l'ouest des plaines centrales du Shaanxi (Silk Road Chang'an & Digital Tang Mausoleum Series). Le regard de la technologie contemporaine sur ce patrimoine, hier banni par le peuple roi, donne lieu à de belles images douces amères, suspendues entre chien et loup, où la rudesse de notre temps se confronte aux dragons magnifiques et aux guerriers impassibles de jadis.

Enfin, ce qui est souvent oublié dans nos festivals si urbains et confortables, comme la maladie mentale et le prix terrible de ses folies, trouve aussi un espace inattendu. Ainsi, Big Brother du jeune Britannique Louis Quail qui photographie son frère aîné schizophrène, Justin, en temporisant la violence et la laideur de sa maladie par le bonheur idyllique du jardin anglais, comme D. H. Lawrence emmenant Lady Chatterley et son amant au milieu des sous-bois, des jacinthes bleues et des myosotis.

La plus belle réponse de l'art à la contrainte vient peut-être de l'homme seul qui regarde le paysage comme Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich (1818). Par sa pratique de la performance solitaire dans River, l'Allemand Sebastian Stumpf remet l'individu au cœur du monde: il se couche le nez dans une flaque, il se dresse sur l'ilot d'un site inondé, il se laisse charrier par le canal cinématographique de Los Angeles, il se glisse en acrobate sous un portail qui se ferme, il saute d'un pont. Et soudain, tout est dit.

Le photographe chinois du Sichuan, Zhang Kechun, place «de petites personnes dans de grands environnements» dans sa dernière série appelée «China». Il faut grossir l'image pour voir apparaître les marcheurs qui gravissent les centaines de marches de cette montagne en pain de sucre. Zhang Kechun / Lianzhou Foto Festival

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