Roman Vishniac, un artiste révèlé

Connu pour son travail sur les Juifs d'Europe de l'Est, Roman Vishniac a aussi immortalisé le Berlin des années 1920. Des clichés inédits dévoilent aujourd'hui l'immense talent de ce photographe, grand témoin d'un monde disparu.

Par Yasmine Youssi

Publié le 25 septembre 2014 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h19

Mara la fille de Roman Vishniac, pose devant un magasin d'instruments mesurant la différence entre crânes aryens et non aryens. Berlin, 1933

Mara la fille de Roman Vishniac, pose devant un magasin d'instruments mesurant la différence entre crânes aryens et non aryens. Berlin, 1933 Photo : Mara Vishniac Kohn / Courtesy International Center of photography

Pour avoir lu Mein Kampf (1925), le photographe russe Roman Vishniac (1897-1990) affirme avoir compris d'emblée ce qui allait advenir : des Juifs, il ne resterait plus rien. « Mais tous ceux à qui j'en parlais ne prenaient pas cette menace au sérieux [...]. J'ai fait tout ce que j'ai pu. Je suis allé à Paris pour rencontrer de grandes organisations juives américaines, mais là non plus on ne m'a pas pris au sérieux », expliquera-t-il à la journaliste Monique Atlan en 1983. Alors il va agir seul. Prenant sur ses propres deniers, dit-il, pour sillonner l'Europe orientale de 1935 à 1938, afin de documenter la vie de ses coreligionnaires des grandes villes ou des shtetl, ces villages de Pologne, de Lituanie, de Biélorussie, de Moldavie, de Hongrie, de Tchécoslovaquie ou d'Ukraine où vivent 30 à 40 % des trois millions de Juifs qui peuplent la région.

Il y croise Sara, « une petite fille aux yeux tristes à qui on ne pouvait acheter des chaussures faute d'argent [...] ; elle est donc restée au lit plusieurs mois dans une pièce nue sans chauffage, et son père avait peint pour elle des fleurs sur les murs ». Il observe aussi ce jeune garçon, un chapeau noir sur la tête, regardant vers le lointain comme s'il était déjà nostalgique de cette vie à laquelle il sera bientôt arraché. Et tous ces religieux en haillons. Des portraits humanistes d'une puissance rare, empreints de douceur, de mélancolie. Le seul témoignage d'Un monde disparu, comme le rappelle le titre de son livre paru en 1983 aux Etats-Unis, où lui et les siens s'étaient réfugiés en 1941. Un document unique, précieux, qui symbolisait le shtetl dans l'imaginaire collectif. Jusqu'à ce qu'une jeune étudiante de Harvard entre en scène au mitan des années 1990. Maya Benton.

Sara, assise sur le lit dans un logement en sous-sol, des fleurs peintes sur le mur au dessus d'elle, Varsovie. Vers 1935-1937.

Sara, assise sur le lit dans un logement en sous-sol, des fleurs peintes sur le mur au dessus d'elle, Varsovie. Vers 1935-1937. Photo : Mara Vishniac Kohn / Courtesy International Center of photography

C'est à Moscou que Roman Vishniac voit le jour. Enfance douce, aisée. Pour ses 7 ans, son père, riche propriétaire d'une florissante entreprise spécialisée dans le commerce de parapluies, lui offre un appareil photo et un microscope, scellant son avenir. Roman choisit ainsi d'étudier la biologie et la zoologie, mais n'exercera jamais. La révolution russe l'oblige à prendre la route de l'exil en 1920. Direction Berlin, où sont déjà installés ses parents. Mais que faire d'un fils que seule la photo passionne ? Son père et son beau-père, riche diamantaire, tentent de l'intéresser aux affaires. En vain. Ils finissent alors par lui donner les moyens matériels de s'adonner à sa passion.

Comment résister à Berlin ? Pauvre au lendemain de 14-18, mais si audacieuse. L'avant-garde y prend ses aises au cabaret, dans les studios de cinéma où se bousculent Fritz Lang et Murnau. Les peintres se font plus expressionnistes que jamais, tandis que les photographes comme László Moholy-Nagy ou John Heartfield s'essayent au photomontage, au photocollage, à l'utilisation d'angles inédits. Et Roman Vishniac, membre de plusieurs clubs de photo amateur, avec eux. Sous son objectif, les ours blanc du zoo photographiés en plongée passent en revue les visiteurs massés derrière les grilles comme des animaux. Dans le hall de la gare Anhalter, près de Potsdamer Platz, il joue avec les ombres en virtuose.

 Villageois dans les montagnes des Carpates, vers 1935-1928.

 Villageois dans les montagnes des Carpates, vers 1935-1928. Photo : Mara Vishniac Kohn / Courtesy International Center of photography

Pour les Juifs, le quotidien se fait de plus en plus rude. Exclus de la société du fait de la nouvelle législation, nombre d'entre eux ne peuvent plus exercer leur métier. Ce qui les plonge dans la misère et la précarité, auxquelles tentent de remédier différents organismes philanthropiques communautaires, dont Vishniac photographie l'action. Ses images attirent l'oeil de l'American Jewish Joint Distribution Committee, communément appelé le « Joint », une organisation américaine de secours créée en 1914 pour soutenir les Juifs du monde entier dans la détresse.

En ces années 1930 marquées par la montée du nazisme, de l'antisémitisme d'Etat, comme en Pologne, des quotas qui restreignent l'immigration aux Etats-Unis, le Joint à fort à faire. Et besoin d'argent. « La direction a alors l'idée de lancer une campagne pour collecter des fonds », poursuit la chercheuse. Et mandate Roman Vishniac pour réaliser des portraits de Juifs d'Europe orientale qui donneraient envie aux donateurs de sortir leur porte-monnaie. Les instructions sont claires : se focaliser sur les plus fragiles et sur les Juifs orthodoxes. C'est ainsi que Vishniac a pris la route des shtetl, un Leica et un Rolleiflex autour du cou.

Aux trois cents images connues viennent aujourd'hui s'ajou­ter celles de ses archives. Toutes complètent le premier tableau brossé par le photographe. « Loin d'être le seul lieu de la misère, la plupart des shtetl accueillaient au contraire une société plurielle où cohabitaient religieux et laïques, populations pauvres et aisées, hommes et femmes vêtus à la dernière mode ou habillés de manière traditionnelle. » Dans les quartiers juifs des grandes villes, la scène littéraire, théâtrale, politique était des plus dynamiques. Surgissent aussi des négatifs de personnages déjà croisés. Comme la petite Sara, dont Vishniac avait écrit qu'elle ne pouvait sortir de chez elle faute de chaussures. La voilà pourtant dûment chaussée sur un autre cliché. Et ce garçon au regard nostalgique ! L'originale, non recadrée, le montre au milieu d'un groupe d'enfants rieurs, tournant son regard vers un adolescent qui lui attrape le bras.

Ecoliers de Moukatcheve, Ukraine (1935-1938)

Ecoliers de Moukatcheve, Ukraine (1935-1938) Photo : Mara Vishniac Kohn / Courtesy International Center of photography

Contrairement à la plupart des personnes qu'il a photographiées, Roman Vishniac a pu fuir la barbarie nazie. En France, tout d'abord. Arrêté en 1939 parce que ressortissant d'un pays ennemi, il est interné au camp du Ruchard, en Indre-et-Loire, d'où son épouse parvient à le faire sortir. A peine arrivé à New York, où il ouvre un studio de portraits, il n'a qu'une idée en tête : alerter la population et les autorités sur ce qui est en train de se jouer en Europe, allant même jusqu'à écrire au président Roosevelt en 1942. Ses images — exposées en 1944 et 1945 alors même que les populations immortalisées sont assas­sinées — lui servent désormais à illustrer son propos. Ce faisant, elles changent de statut. « Peu à peu, ses photos destinées à montrer le dénuement pour lever des fonds deviennent des documents d'une époque disparue », souffle Maya Benton.

A New York, Roman Vishniac a fini par retourner à ses premières amours. Après avoir livré de fascinants reporta­ges sur la ville pendant la guerre, ce qui l'a mené à Chinatown ou dans des night-clubs où les New-Yorkais et les soldats en permission venaient oublier le quotidien, il revient à la biologie et se spécialise en microphotographie. Comme s'il ne pouvait désormais photographier que l'invisible.

Le monde retrouvé
L'expo « Roman Vishniac, De Berlin à New York, 1920-1975 » est une révélation ! Conçue à partir des recherches de Maya Benton et d'abord présentée à l'International Center of Photography de New York, elle dévoilait un pan inédit du travail du photographe. A commencer par ces photos du Berlin des années 1920 retrouvées dans ses archives, et dont le style rappelle celui des avant-gardes de l'époque. Riche de deux cents images, la version parisienne s'annonce aussi passionnante. De quoi réévaluer l'oeuvre de Vishniac dans sa totalité. Regarder notre portfolio.

 

 À voir :

« Roman Vishniac, De Berlin à New York, 1920-1975 », jusqu'au 25 janvier, musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, Paris 3e. Tél. : 01 53 01 86 65.

 

À lire :

Rencontre avec Roman Vishniac, de Monique Atlan, éd. Le Manuscrit, 48 p., 8,50 €.

Roman Vishniac, de Maya Benton, éd. Actes Sud, coll. Photo poche, 144 p., 13 €.

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