Introduction
Je vous avais déjà parlé d’Harry Gruyaert dans l’article Tour du monde de la photographie couleur, mais après avoir continué à creuser son œuvre je me suis rendu compte qu’il restait encore beaucoup de leçons à prendre de son travail. Donc pour commencer, je vous invite à relire ce billet si vous ne l’avez pas déjà fait, j’évite les redites sur le Blog donc je n’en répèterai pas le contenu ici. Du reste, ma source principale pour cet article a été le catalogue édité par Textuels à l’occasion d’une exposition rétrospective de Gruyaert à la MEP, qui a le mérite d’être extrêmement bien réalisé, les reproductions sont magnifiques. J’ai aussi utilisé mes propres neurones, as usual.
L’idée du billet est donc de faire un petit tour de son parcours et de sa pratique pour voir ce que l’on peut en garder pour alimenter les nôtres, comme je l’avais fait pour Louis Faurer. Mais avant de démarrer, j’ai une simple question : vous dites « Harry Gru-ya-ert » ou « Harry Gruyère » (comme le fromage) ? C’est entièrement mystérieux pour moi, battons-nous en commentaires à ce sujet.
Ps : toutes les photographies illustrant de l'article, sauf mention contraire, sont d'Harry Gruyaert.
Micro-biographie
Harry Gruyaert est né à Anvers en 1941, et cela aura une influence décisive sur son parcours personnel et photographique. C’est son père, enseignant chez Gevaert, qui lui apprend la technique photographique et filmique. Ensuite, après avoir travaillé comme directeur de la photo pour la télévision flamande, il quitte la Belgique et voyage beaucoup, aux États-Unis, en Angleterre, en France, au Maroc. Tous ces voyages sont importants pour lui, ils lui permettront ensuite de retrouver la Belgique, avec un regard différent. Et chaque expérience, comme pour tout le monde d’ailleurs, laissera sa trace dans sa photographie.
Par exemple, lors de son passage à Paris (où il travaille pour Elle) il a souhaité rencontrer William Klein pour devenir son assistant. Il l’a rencontré avec Jean-Loup Sieff… j’aurais bien aimé y être au passage. En discutant avec eux, il se dit qu’il n’apprendra rien de plus comme assistant, et veut tracer sa route pour laisser libre court à son tempérament. Cette volonté d’autonomie se retrouve dans ce qui est désormais sa philosophie : quand on lui demande quel conseil donner à un jeune photographe (jeune dans sa pratique hein, pas son âge) il répond « Ne pas se laisser influencer« . Pour lui, il faut s’occuper de soi-même, les jeunes artistes voient trop de livres. Lors d’une lecture de portfolio, il est capable de dire « Lui il a lu ceci, lui il a lu cela ». D’autant plus, qu’à son époque la photographie couleur n’existant pas (enfin pas dans le monde artistique), il a fait son truc dans son coin, quand on l’a qualifié de « jeune Saul Leiter » il n’avait pas compris la référence. C’est un sujet dont parle aussi Martin Parr (ici), un conseil à garder dans un coin de sa tête, même si la culture ne va pas tuer votre photographie 😉
En 1978 lors d’une exposition au Maroc il rencontre Henri Cartier-Bresson (oui, à l’époque j’ai l’impression que la photographie c’était un club de vacances où tout le monde était copain, bref), qui lui propose, après avoir vu son travail, de peindre ses photographies (celle d’Henri) avec des pastels. Gruyaert refusera, en disant qu’il n’est pas peintre. C’est une anecdote qui prend son ampleur avec un peu de contexte : Henri Cartier-Bresson se considérait comme peintre et non comme photographe (ce qui est assez particulier quand on est considéré comme l’œil du XXe siècle mais bon). En disant cela, Gruyaert affirme l’existence de la photographie couleur comme un art à part entière (il n’est pas peintre, car photographe), et ayant parfaitement sa place dans la photographie d’art, qui commence tout juste à accepter la couleur à cette époque.
Il est entré en 1982 à l’Agence Magnum, 10 ans avant Martin Parr. Et comme pour lui, ça a été compliqué, car il divise. Une partie des membres pense que le laisser entrer perdra l’agence, au passé fortement documentaire, tandis que l’autre camp pense qu’il s’agit d’un talent essentiel. Il sera finalement coopté, et c’est tant mieux pour l’histoire de la photographie. Bref, ça c’était pour le contexte général, voyons ensemble les grandes périodes qui ont composé sa carrière artistique.
Les TV shots
Sa trajectoire professionnelle prend son envol en 1972 avec la création d’une série intitulée « TV Shots ». Comme le suggère le nom, il s’agit de clichés d’écrans de télévision, ou plutôt de sections de ces écrans, capturés pendant les Jeux olympiques de Munich. Ces images composent une mosaïque représentative de la télévision de l’époque, embrassant tout, des compétitions sportives aux séries populaires, en passant par les bulletins d’information, les films, les publicités et même les concours canins. C’est un zapping photographique, un échantillonnage de la culture de masse, un flux visuel cristallisé où les couleurs altérées étonnent le spectateur. Mais au-delà du contenu éphémère de ces images, c’est la manipulation chromatique qui retient l’attention du photographe. Ces teintes sont obtenues grâce à un assistant qui, en jouant avec l’antenne, perturbe la réception jusqu’à ce que surgisse une gamme de couleurs éclatantes, immortalisées par la fameuse pellicule Kodachrome. On imagine la scène 😂.
Ces couleurs acidulées, chimiques, saturées, stridentes, psychédéliques, clinquantes, nous ramènent au pop art, et plus précisément aux sérigraphies d’Andy Warhol, aux aplats sans profondeur des Flowers par exemple, qui datent du milieu des années 1960.
Même si l’écran plat n’existait pas encore à l’époque la vitre du poste TV constituait pour un photographe l’un des objets les plus dénués de profondeur de champ qu’il pût trouver, ainsi qu’un cadre et une image ready-made.
Le Maroc
Gruyaert a sillonné le Maroc pendant 20 ans où il découvre et retrouve à chaque voyage « un accord splendide entre les formes, les couleurs, les gestes quotidiens et la nature« .
La lumière du Maroc, avec son intensité et sa douceur uniques, sculpte des clichés emblématiques de son œuvre : des contrastes urbains entre ombre et lumière, des étendues noires saisissantes juxtaposées à des façades baignées d’une chaude teinte ocre. Un cycliste évolue, silhouette fugace parmi d’autres silhouettes, tandis qu’un homme, de dos, se détache, infime mais impeccablement positionné à l’angle d’un édifice jaune. L’on frôle ici ce que Henri Cartier-Bresson nommait l’instant décisif, une notion profondément admirée par Gruyaert, qui sait lui aussi s’effacer pour capturer, sans perturber, l’authenticité des scènes.
Pour qualifier le travail de Gruyaert, il faudrait presque parler de « lumière décisive », ou, plus précisément d’un système couleurs-lumière-rencontre décisif. C’est facile à retenir en plus.
Lors qu’il se trouve au Maroc pour photographier l’Atlas, il rencontre un photographe qui s’arrête après quelques prises de vues, parce qu’il pense avoir « LA » bonne photo, qui lui permettra de satisfaire les exigences de son commanditaire (un journal vraisemblablement). Gruyaert lui, continue photographiant que pour son propre plaisir. De cette anecdote, il gardera une certaine méfiance pour la photographie documentaire, genre auquel il n’appartiendra jamais.
Retour en Belgique
Suite à ses voyages au Maroc et en Inde, Gruyaert ressent le besoin impérieux de renouer avec ses racines en Belgique. Animé par le désir de redécouvrir et de comprendre son patrimoine flamand, les images qu’il y capture révèlent l’influence manifeste du surréalisme belge. Ses photographies sont des scènes de rencontres fortuites, parfois étonnantes, telles une interaction entre un homme et une femme absorbés par un tableau de Magritte dans un musée, ou le spectacle incongru d’un cortège de grenadiers de l’époque napoléonienne. Ces œuvres dégagent un sentiment d’humour, de mystère et de spontanéité, jouant sur les éléments de surprise et d’inattendu qui caractérisent tant le surréalisme.
Une certaine pratique de la photographie
L’usage de la couleur
La couleur, c’est un moyen de sculpter ce que je vois. La couleur n’illustre pas un sujet ou la scène que je photographie, c’est une valeur en soi. C’est même l’émotion de la photographie.
Harry Gruyaert
L’histoire de la couleur en photographie est compliquée, car elle a longtemps été rejetée au second rang, et souvent avec une bonne raison.
Ainsi, Walker Evans et Cartier-Bresson jugeaient la couleur vulgaire dans les années 50. A cette époque il s’agissait grossièrement de photographies en noir et blanc faites avec du film couleur, l’imagerie de National Geographic en est un bon exemple : des cieux bleus bien bleus, des chemises rouges bien rouges, etc. Ou alors, on avait droit à des images aux belles couleurs agréablement disposées (de jolis voiliers au coucher du soleil – ça me démange mais je ne dirai rien – qui ne sont pas sans rappeler l’expressionnisme en peinture, qui était lui beaucoup plus intéressant). Bref, tout ça pour dire que les photographes rejetant la couleur à l’époque ne le font pas par dogme, mais jugent sur pièce. Certains disent même d’ailleurs qu’elle aura un brillant avenir (Ansel Adams, maître du paysage en noir et blanc notamment), c’est juste que là, bah, c’est mauvais.
L’arrivée de William Eggleston au MoMA en 1976, et son exposition vue par Gruyaert est donc un véritable choc pour ce dernier. Tous deux sont de la même génération et partagent les mêmes références visuelles concernant la couleur : la peinture moderne, les magazines, la télévision, le cinéma. Mais pour le reste, tout les sépare :
- Les meilleures images d’Eggleston sont prises dans une partie relativement réduite du Mississippi, alors que celles de Gruyaert proviennent du monde entier.
- Eggleston compose ses images avec une forte prépondérance du centre dans la composition, alors que Harry Gruyaert inverse volontiers les importances respectives du centre et de la périphérie.
- Enfin, ce qu’on a appelé le « flux de conscience » pour caractériser les images d’Eggleston ou celles de Stephen Shore, leur façon inédite d’assimiler la séquence du livre à une sorte de journal intime ou d’autoportrait déguisé, est très éloigné de la manière de Harry Gruyaert pour qui chaque image est un tout autonome, un univers en soi. On y reviendra.
Pour Gruyaert, la photographie n’est pas qu’une pratique artistique, c’est aussi une expérience physique, une excitation, un plaisir. Il s’agit d’être là, plus présent devant l’instant, et aussi moins vulnérable.
Il s’agit d’une vraie bagarre avec la réalité, une sorte de transe pour enregistrer une image ou peut-être tout manquer. C’est dans cette bagarre que je me situe le mieux.
Harry Gruyaert
Le goût du banal
Je suis intéressé par la banalité du quotidien, les objets autant que les humains.
Harry Gruyaert
La photographie de Gruyaert s’intéresse au quotidien, à l’everyday mundane comme disent les anglophones (je le partage là, je trouve l’expression ravissante). Dans la citation ci-dessus, le mot le plus important est « autant », dans ses images, couleurs, objets, lumières, tout est mis sur le même plan. Il n’y a pas de hiérarchie. Sa photographie est celle d’un environnement urbain figé, que la lumière et la couleur animent et découpent. Ses images sont parfois dépouillées, parfois très complexes, celle de Ouarzazate en est le parfait exemple. Les plans et les personnes s’y superposent au rythme de la lumière marocaine, qui donne au tout une tonalité pastelle, intemporelle. Bon, je ne suis pas très objectif, c’est le travail qui résonne parfaitement avec mes goûts.
Une histoire de temps
Comme le titre de ce billet le suggère, les photographies de Gruyaert sont connues et appréciées pour sa maîtrise totale des couleurs et des émotions qu’elles véhiculent, mais il contrôle aussi le temps d’une façon assez unique. Ses images sont des moments non résolus, elles dégagent une tension de l’inachevé. Y sont représentés des événements qui n’ont pas encore eu lieu, qui vont avoir lieu, et que l’on ne peut empêcher. L’instant d’après, le passant traverse la route, la voiture passe, le téléphone sonne, et tout est terminé.
L’autonomie des images
Les photographies d’Harry Gruyaert sont aussi autonomes, il n’y a pas de projet global comme celui d’un journal intime à la Eggleston, ni même celui d’une chronique à la Depardon. L’auteur est effacé. Ces images se situent aux antipodes d’une photographie humaniste, et sont reliées par un fil rouge qui finit par dessiner le motif d’un autoportrait : celui d’un voyageur « sentimental », d’un flâneur, dont les créations poétiques et subtiles transcendent le banal.
Faire une photo, c’est à la fois chercher un contact et le refuser, être en même temps le plus là et le moins là.
Harry gruyaert
L’autonomie de ses images signifie que chacune d’elle peut exister seule, indépendamment de celles qui la suit ou la précède. En cela, il est plus proche d’un Andreas Gursky (travaillant de grands tableaux photographiques) que des photographes cités ci-dessus.
Serait-ce des collages ?
La réalité ressemble à un collage de Picasso dont les éléments n’étaient pas faits pour être mis ensemble, mais qui, soudain juxtaposés, signifient et disent quelque chose d’original et de très fort, insaisissable avant.
Harry Gruyaert
Comme je le disais ci-dessus, à l’inverse des images d’Eggleston, mais un peu comme dans les paysages urbains de Lee Friedlander, les photos de Harry Gruyaert refusent le dogme de la centralité (cette construction réglée issue de la Renaissance). Ici, on a plus à faire à un collage d’éléments disparates, ou bien à un montage cinématographique. Le sens global de l’image dépasse les significations isolées des plans qui la constituent, la magie de l’émergence en somme. C’est un assemblage souvent décentré, une dissémination des zones d’intérêt visuel, un vide central, un fourmillement de petits événements, une accumulation de signes.
La présence du choc
Dans son travail, on s’écarte complètement de l’exotique et du cliché qu’on voit partout dans les revues de voyage ou de géographie.
« Choc » est le mot qui convient le mieux ici. Ce n’est pas le genre de choc qu’on attend des photos choc habituelles, mais plutôt un impact émotionnel puissant, une sorte de coup de foudre esthétique en croisant le regard d’un autre photographe, en découvrant une culture, une œuvre d’art ou un moment particulier. Pour Harry Gruyaert, ce choc, c’est la possibilité d’enregistrer un ensemble couleurs-lumière-rencontre.
Walter Benjamin est le premier à avoir identifié le choc de la perception esthétique de la ville moderne : choc des enseignes, choc de la publicité, choc de la vitesse. Dans Sens unique (1928), Benjamin écrit :
[La publicité] détruit la marge de liberté propre à l’examen et nous jette les choses au visage de manière aussi dangereuse qu’une auto qui vient vers nous en vibrant sur l’écran de cinéma et qui grandit démesurément.
Walter Benjamin, Sens unique (1928)
Le choc, c’est ce qui nous garde scotchés à notre siège au cinéma, ce qui transforme notre vision de la ville en une série d’images fortes, dignes d’un film. Les photos de Harry Gruyaert ne se contentent pas de capturer ce genre de choc ; elles le provoquent aussi chez celui qui les regarde, déclenchant une sorte de trouble, d’émoi. Pour exagérer un peu, on pourrait dire que ses images nous plongent dans une sorte de malaise.
Le point technique
Difficile de parler d’un photographe avec un style graphique si marqué sans aborder la question de la technique. Bon, ça n’est pas mon dada en général, donc ici, point question d’ISO, de boitiers, ou de futilités du genre. On ne va parler que de ce qui a un véritable intérêt, et concernant sa pratique, il y a deux points notables :
- Gruyaert ne fait pas de Dye transfer comme William Eggleston (ce qui aurait été tentant, le rendu des couleurs est bluffant) mais il utilise à la place le Cibachrome. Cela donne des images aux teintes saturées, et aux noirs profonds. Bien que cela ne rende pas parfaitement les pellicules Kodachrome que Gruyaert utilise, le résultat est quand même très bon. Les images que vous voyez dans ce billet sont donc issues de la numérisation des tirages, et non des négatifs, vous n’auriez pas ces couleurs sinon.
- Toute cette sorcellerie chimique ayant disparu ou étant devenue hors de prix, Gruyaert est joyeusement passé au numérique. Je dis joyeusement, parce que c’est une technique qu’il dit apprécier, celle-ci lui permettant de revenir sans cesse sur son travail pour l’améliorer. Un peu comme le peintre Pierre Bonnard qui allait retoucher ses toiles en douce dans les musées.
Conclusion
Je pense que je referai régulièrement ce genre de billets très analytiques et centrés sur un photographe. Déjà parce qu’ils sont assez rare sur le web, mais aussi parce que j’ai l’impression que ce n’est qu’en allant vraiment décortiquer les choses profondément qu’on en tire des connaissances ayant une vraie utilité. Quoiqu’il en soit, cet article est comme du bon vin, si vous l’avez aimé, n’hésitez pas à le partager.
Je vous dis à bientôt, et en attendant, si vous voulez en apprendre plus, je vous laisse avec la voix d’Harry Gruyaert himself.
Ou avec cet épisode de la série Incroyables photographes
Sources : Pendant l’écriture de ce billet, je me suis principalement basé sur les ouvrages suivants (comme d’habitude présentes dans la bibliographie).
- Gruyaert, H. (2015). Harry Gruyaert. Paris: Les Éditions Textuel.
- Matthieussent, B. (2006). Harry Gruyaert. Arles (Bouches-du-Rhône: Actes Sud.
Empli de nostalgie, j’ai écouté ça pendant la rédaction de ce billet :
Laisser un commentaire