A contrario de tout un pan de la photographie documentaire, les photographies de Gregory Crewdson sont des fictions, des histoires souvent mélancoliques. Le photographe américain ne fait pas dans le reportage mais compose des images fortes, complètement mises en scène avec un sens méticuleux du détail. L’œil apprivoise d’abord la scène dans son ensemble pour ensuite dénicher les précieux indices qui en diraient un peu plus : la porte ouverte d’une voiture à l’arrêt, un regard hors-champ, un trou creusé, et c’est l’imagination du spectateur que Crewdson vient titiller.
S’il ne s’attache pas au réel, Gregory Crewdson inscrit son travail dans une réalité que l’on reconnaît : celui d’une Amérique qui a terminé de rêver, se focalisant ainsi sur les laissés pour compte, les désœuvrés qui errent dans des villes où post-industrialisation et chômage ont terminé d’achever tous les espoirs. Une Amérique qui se réveille au milieu d’un quotidien dont on ne peut plus s’évader.
Avec son équipe de cinéma (il y a même un générique de fin dans le livre !), Gregory Crewdson ne tourne pas un film mais réalise le photogramme unique d’un long métrage qui n’existera jamais. Un film imaginaire qui se passerait dans une ville de banlieue abandonnée, toujours triste, aux trottoirs mouillés et aux ciels nuageux. Il y a la Main Street désertée, les poteaux vétustes qui penchent, les feux tricolores qui n’arrêtent qu’une seule voiture, et les perrons abîmés où une pauvre silhouette vaque ennuyeusement.
Il y a aussi ces intérieurs où les personnages sont prostrés, incapables de bouger, dans l’attente, ou dans cet état de sidération après un choc émotionnel qui aurait eu lieu, une révélation qui les aurait plongés dans un état catatonique insupportable. Et même s’ils sont deux dans la scène, les acteurs ne se parlent pas, n’interagissent plus, ils sont chacun dans un coin, dans leurs pensées. Crewdson c’est la rencontre inévitable de Douglas Sirk, David Lynch et Edward Hopper.
Ce nouveau livre recueille deux séries de photographies, Cathedral of the Pines (2013-2014), et An Eclipse of Moths (2018-2019). La première situe essentiellement ses personnages en pleine nature, au milieu d’une forêt souvent enneigée. Mais cette nature n’est pas un refuge ni un autre Éden, c’est une nouvelle prison. La seconde série retourne dans ces villes isolées chères à l’auteur. Dans les deux cas, l’isolement et la solitude sont omniprésents. Le cliché fige les personnages dans ce que l’on devine insupportable. La lassitude a tout emporté, espoirs et illusions. Et reste le technicolor défraichi, vague souvenir d’une Amérique idyllique.
Alone Street de Gregory Crewdson, préface de Jean-Charles Vergne, entretien avec Cate Blanchett, éditions Textuel, 164 p., 69 €.