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A l'école de la photographie de rue

La rue offre une palette infinie pour la photographie. Elle porte le mouvement que le déclencheur arrête, la beauté du banal, la magie des petits riens ou les hasards incongrus. Bien qu'elle ait quelques héritiers, « la street photography » entre progressivement dans le champ du passé. Alors que Paris Photo se déroule au Grand Palais Ephémère du 11 au 14 novembre, histoire d'un style très lié au XXe siècle.

Deux clichés de Vivian Maier pris à Chicago, en 1957 (à gauche) et en 1960.
Deux clichés de Vivian Maier pris à Chicago, en 1957 (à gauche) et en 1960. (Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY)

Par Michèle Warnet

Publié le 15 nov. 2021 à 16:56

La photographie de rue était une école. Voire un rite de passage. On ne peut que le constater dans l'oeuvre phénoménale de Vivian Maier - un travail miraculeusement sauvé de la benne -, que le musée du Luxembourg expose à Paris jusqu'en janvier 2022. Née en 1926 d'une mère française, la « nanny », artiste autodidacte non proclamée de son vivant, a affûté son objectif au contact de l'asphalte des métropoles américaines des années 1950.. Elle y apprend à apprivoiser les reflets dans les vitrines, les lignes de force architecturales, les jeux de lumière et la théâtralité des personnages comme acteurs de la profusion urbaine.

Autoportrait de Vivian Maier à Chicago, 1956. La photographe amateur de génie a laissé 140.000 clichés.

Autoportrait de Vivian Maier à Chicago, 1956. La photographe amateur de génie a laissé 140.000 clichés.Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

Vivian Maier : Chicago, 1957. Quand John Maloof découvre par hasard les clichés de Vivian Maier, 65% sont des négatifs et 30% à l'état de pellicules non développées.

Vivian Maier : Chicago, 1957. Quand John Maloof découvre par hasard les clichés de Vivian Maier, 65% sont des négatifs et 30% à l'état de pellicules non développées.Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

Vivian Maier : New York, 3 septembre 1954. «C'était un animal urbain» dit Anne Morin, commissaire de l'exposition «Vivian Maier» au musée du Luxembourg à propos de l'énigmatique photographe.

Vivian Maier : New York, 3 septembre 1954. «C'était un animal urbain» dit Anne Morin, commissaire de l'exposition «Vivian Maier» au musée du Luxembourg à propos de l'énigmatique photographe.Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

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Comparée à un ballet, un jeu ou bien une chasse, la photographie de rue s'apparente aussi pour le photographe Olivier Culmann, du collectif Tendance Floue, à un sport. « C'est comme sur un terrain. On a un ensemble de gens qui bougent tout autour de nous, on doit anticiper leurs mouvements pour saisir le moment où ils vont entrer dans notre champ de vision, cet 'instant décisif' qu'a défini Henri Cartier-Bresson. » Un exercice physique où l'hyper-concentration s'ajoute aux kilomètres parcourus sur la piste des images.

Quartier du Loop, Chicago, , photographie d'Olivier Culman (2015). «La street photography, c'est sportif et excitant. On attrape les images comme on attrape une bal au vol.»

Quartier du Loop, Chicago, , photographie d'Olivier Culman (2015). «La street photography, c'est sportif et excitant. On attrape les images comme on attrape une bal au vol.»Olivier Culmann/Tendance Floue

Très lié à l'essor de la presse, l'âge d'or de la photo de rue s'est étalé des années 1950 jusqu'à l'orée des années 1990. Les pages des journaux et des magazines, d'abord en noir et blanc puis en couleur, se couvrent du monde et de ses spectaculaires bouleversements sociaux. Elle va décliner avec la crise des médias papier. Les photographes vont, eux, investir davantage le champ de l'art avec des travaux plus sériels ou conceptuels.

À l'origine, la photo de rue n'émerge pas comme un genre. C'est un mouvement, une poussée presque, qui s'élance dans les années 1930 grâce aux progrès techniques, avec les boîtiers portables et la pellicule 35 mm.

«New York, 1940», photographie d'Helen Levitt. Sa rencontre avec Henri Cartier-Bresson au début des années 1930 a marqué son style humaniste.

«New York, 1940», photographie d'Helen Levitt. Sa rencontre avec Henri Cartier-Bresson au début des années 1930 a marqué son style humaniste.Helen Levitt/Film Documents LLC Courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne

«New York, 1980», par Helen Levitt. Son passage à la couleur fait évoluer la photographe vers des documentations plus plastiques.

«New York, 1980», par Helen Levitt. Son passage à la couleur fait évoluer la photographe vers des documentations plus plastiques.Helen Levitt/Film Documents LLC Courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne

Il s'inscrit, à la suite de la crise de 1929 aux Etats-Unis, dans une volonté de témoignage social. « Sa raison d'être est que la photo peut changer les choses », pointe Gilles Mora, historien spécialiste de la photographie américaine du XXe siècle et directeur artistique du Pavillon populaire de Montpellier. « Ce qui n'est plus le cas dans les années 1960, où l'on passe à une expression spontanée. Vivian Maier est bien dans cette pratique amateur et égotiste », ajoute-t-il. La condition humaine ne peut toutefois que jaillir de la scène urbaine. « La photographie de rue est certes immédiatement un document », relève Gilles Mora.

 Tous les photographes la pratiquent, ne serait-ce que ponctuellement. Avec pour grandes locomotives culturelles les Etats-Unis et la France, même si leur esthétique diffère. Les humanistes européens, nourris de surréalisme comme Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau ou Sabine Weiss, sont des « pêcheurs d'images », comme dit Anne Morin, commissaire de l'exposition « Vivian Maier », qui attrapent la poésie en suspens. Les Américains comme Diane Arbus, William Klein ou Garry Winogrand vont, eux, au corps à corps, saisir l'énergie, l'étrangeté, la pulsation.

«Subway», de Bruce Davidson (1980), un témoignage magistral du métro new-yorkais de cette époque, malgré l'hostilité des usagers.

«Subway», de Bruce Davidson (1980), un témoignage magistral du métro new-yorkais de cette époque, malgré l'hostilité des usagers.Bruce Davidson / Magnum Photos

New York est à partir des années 1950 une ville en proie à un développement aussi prodigieux que désordonné. Mais on le voit, elle s'offre aux objectifs et Paris n'était pas davantage cachottière. Ce temps est révolu. Le droit à l'image est désormais brandi devant le moindre appareil photo levé dans l'espace public. Un casse-tête pour les photographes. Et c'est en France, dans la patrie de Nicéphore Niépce, l'inventeur de la photographie, que c'est le plus problématique et parfois risqué.

Alors la « street photography » mute et compte peu d'héritiers. « Je ne me qualifierais pas de photographe de rue, mais je photographie beaucoup dans la rue », corrige d'emblée l'Irlandais Eamonn Doyle, l'un d'eux. Celui que le Britannique Martin Parr a adoubé est revenu à la photographie en « shootant » son quartier à Dublin, comme microcosme du vaste monde, après des décennies de carrière dans la musique.

«Twins» d'Eamonn Doyle, tirée de la série «End», publiée dans « Dublin Trilogie». Des personnages comme éléments graphiques sur l'asphalte.

«Twins» d'Eamonn Doyle, tirée de la série «End», publiée dans « Dublin Trilogie». Des personnages comme éléments graphiques sur l'asphalte.Eamonn Doyle

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«Dublin 2016», d'Eamonn Doyle, publiée dans «Dublin Trilogie».

«Dublin 2016», d'Eamonn Doyle, publiée dans «Dublin Trilogie».Eamonn Doyle

« J'ai commencé à regarder les gens d'une manière beaucoup plus abstraite et graphique. Le défi consiste à éliminer tout le bruit et à extraire quelque chose de toute la matière première à votre disposition. La ville, c'est le béton, la brique, le bitume, la saleté et la poussière qui sont autant des personnages que les gens », résume-t-il.

« La 'street photography' appartient au passé », tempête Gilles Mora, qui déplore les difficultés à l'exercer désormais sans danger. « Elle s'est réinventée face à la pression. L'humain n'y apparaît plus que par ses marques sur le paysage, la trace de ce qu'il provoque sur l'environnement. Ou bien alors dans des postures réglées », détaille-t-il, regrettant cette vision « balzacienne » qui consiste à définir l'humain par la description d'un environnement dont il est soustrait.

Henri Cartier-Bresson en 1963 à La Havane.

Henri Cartier-Bresson en 1963 à La Havane.Rene Burri / Magnum Photos

 Une rue dont les passants auraient disparu. Cela n'est pas sans rappeler les origines du médium. Lorsque Louis Daguerre fixe le boulevard du Temple à Paris en 1838 sur une plaque photographique, un seul humain apparaît. Le long temps de pose n'a pas permis de capturer la foule en mouvement qui se pressait autour de lui en réalité. La première photo de rue est quasiment sans âme qui vive. La boucle serait-elle bouclée ?

À lire

À-côtés du reportage

Chez Magnum les photographes ont toujours prolongé les reportages par la photographie de rue. L'instructif Magnum et la Street Photography balaie ces brillants à-côtés, parfois inédits, saisis au vol par les fondateurs, comme Henri Cartier-Bresson, jusqu'aux contemporains.

Magnum et la Street Photography, Actes Sud, 386 pages, 45 euros.

Vues de métropoles

Trente métropoles à travers l'objectif de quatorze photographes du collectif Tendance Floue et des déambulations pleine page, en noir et blanc, sur les bitumes de Chicago ou Tokyo. Le photographe Olivier Culmann confie qu'elles ont été pour lui l'occasion de renouer avec la jubilation de la photographie de rue.

Villes du monde, éditions Louis Vuitton, 592 pages, 75 euros.

Une femme libre

Qui êtes-vous Vivian Maier ? Ann Marks a voulu y répondre avec précision dans une biographie fouillée. Elle livre une enquête qui retisse les fils cassés de la vie d'une femme qui s'émancipe du passé autant qu'elle finit par s'aliéner à travers la photographie.

Vivian Maier révélée, éditions Delpire & co, 368 pages, 29 euros.

À voir

Vivian Maier : saisir l'inattendu

Les Douches la galerie - Paris 10e, exposition jusqu'au 5 février 2022

Helen Levitt : le coeur de la rue

Helen Levitt est une grande dame de la « street photography » new-yorkaise, héritière de pionnières comme Lisette Model ou Berenice Abbott. La Photographers'Gallery de Londres lui rend hommage dans une exposition regroupant plus de 130 oeuvres, événement coproduit avec l'Albertina Museum de Vienne.

Photographe et cinéaste, Helen Levitt partage avec Vivian Maier d'avoir arpenté les mêmes quartiers, d'avoir tourné leur objectif sur les enfants et, plus tristement, d'être disparues la même année en 2009. Leurs différences sont toutefois nettes dans la démarche et l'accomplissement en tant qu'artistes.

Moins « pêcheuse d'images », Helen Levitt articule des compositions sophistiquées dans une volonté de dénonciation sociale. Les enfants qu'elle photographie sont les fiers souverains du royaume de leur imaginaire, malgré les guenilles. « Elle s'intéresse à la performance des personnages dans la rue comme s'ils étaient sur une scène. En noir et blanc, les pointes d'humour inspirées par la photographie humaniste dominent, alors que la couleur devient ensuite un élément dans ses compositions », explique Walter Moser, commissaire de l'exposition. La poésie de ses petits clochards est balayée par la déferlante de la société de consommation. Le matériel dispute l'espace aux humains, saturant l'environnement de ses couleurs criardes. Sa photographie évolue avec le regard qu'Helen Levitt porte sur le monde. « C'est une artiste complète », ajoute Walter Moser.

« Helen Levitt : In the street », à la Photographers'Gallery de Londres, jusqu'au 13 février 2022. thephotographersgallery.org.uk

Michèle Warnet

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