Christian Caujolle, septembre 2022 © Baptiste Thery-Guilbert

Entretien avec Christian Caujolle : l’éthique d’un grand passeur de la photographie

Christian Caujolle, grand passeur de la photographie, dirige actuellement la Galerie du Château d’eau, à Toulouse. En plus de son activité de directeur artistique, il rédige fréquemment des préfaces pour des monographiques ou des livres de photographes émergents, organise de nombreuses expositions dont il est souvent le commissaire, et enseigne dans différentes écoles artistiques. Résolument attaché à la photographie contemporaine, Christian Caujolle est aujourd’hui une personnalité essentielle pour découvrir et comprendre les pratiques actuelles.

Nous nous sommes entretenus avec lui à la Galerie du Château d’eau, quelques jours avant le vernissage de sa dernière exposition. À notre arrivée, il ajuste avec les employés de la galerie les quelques derniers détails de la scénographie, puis vient à notre rencontre. Il dit avoir passé la journée au bureau en dépit du beau temps, alors on sort, on s’assied sur un banc au soleil du début d’automne, et l’entretien commence.

© Yoshinori Mizutani/Atelier EXB, présenté à la Galerie du Château d’eau du 3 juin au 21 août 2022

Quel est votre premier souvenir de photographie ?

Sans doute une photographie de famille. J’ai le souvenir, chez une grand-tante, d’un portrait d’un jeune homme en uniforme, un jeune homme tué pendant la Première Guerre mondiale.

Le portrait de quelqu’un disparu, alors.

Oui. Sinon, il y avait très peu de photos dans ma famille : je viens d’une famille de paysans de la montagne ariégeoise, et le premier photographe était à plus de trente kilomètres.

© Gabrielle Duplantier, Sète#22 préfacé par Christian Caujolle

Est-ce que vous vous souvenez de la première photographie que vous avez prise ?

J’ai fait très peu de photographie. La première, c’était à Foix, forcément, j’étais élève à l’École normale d’instituteur, je devais avoir quinze ou seize ans [on entrait alors dans les Écoles normales après la classe de troisième]. Comme l’intendant était le président du club photo de l’Ariège, il y avait à l’école un labo photo, alors je m’y suis risqué !

Au début il y avait la magie du développement, de voir apparaître une image sur le papier… mais au bout de trois mois ça ne m’a plus intéressé, ce qui m’intéressait c’était la littérature. Je n’ai pas pris de photos depuis, la seule chose, maintenant que j’ai un iPhone, je prends comme des notes, je prends en photo les textes d’une exposition pour les relire après, c’est tout. Je ne sais pas faire de photographie, ça ne m’intéresse pas, ce n’est pas mon mode d’expression. Et je n’ai aucune frustration à ce niveau-là.

Christian Caujolle, septembre 2022 © Baptiste Thery-Guilbert
Christian Caujolle, septembre 2022 © Baptiste Thery-Guilbert

Vous êtes le directeur artistique de la Galerie du Château d’eau, à Toulouse. Quel est votre lien avec cet endroit ?

Après le baccalauréat, je suis monté à Toulouse préparer l’École normale supérieure et faire mes études de littérature moderne. Mon ancrage ici remonte à loin, je m’y suis installé en 1971, et malgré la distance plus tard j’y suis toujours revenu fréquemment et j’ai gardé des liens. Pour ce qui est du Château d’eau, ma rencontre avec Jean Dieuzaide a été primordiale.

© Philong Sovan, City Night Lights préfacé par Christian Caujolle

Comment l’avez-vous rencontré ?

J’étais étudiant, et une professeure de français nous avait donné comme exercice de faire le portrait d’une personnalité toulousaine. Elle m’a assigné à Jean Dieuzaide, qu’on appelait Yan à cette époque [pseudonyme avec lequel il signait ses photographies], et je suis allé le voir à son atelier. Je ne savais rien de la photographie, alors il m’a montré un bouquin qui m’a laissé complètement pantois, Paris la nuit de Brassaï, tout en noir et blanc – pour moi la photographie était en couleur.

Au mur, il y avait accroché une photographie d’Ansel Adams, certainement qu’ils avaient dû se rencontrer à Arles. Plus tard, j’étais à Libération et j’avais été envoyé à Arles par la rédaction. Je l’ai revu à cette occasion, et tous les étés on se voyait comme ça. Il m’envoyait systématiquement des petites photos qu’il avait prises de moi, avec d’autres de ces séjours arlésiens.

© David Siodos, exposé à la Galerie du Château d’eau du 8 février au 3 avril 2022

À la Galerie du Château d’eau, vous exposez beaucoup de travaux qui mêlent la photographie avec d’autres médiums plastiques. Pouvez-vous nous expliquer cet intérêt ?

À l’époque où j’ai commencé à écrire sur la photographie, à la fin des années 1970, la grande discussion c’était : « est-ce qu’il faut un musée de la photographie ? ». Je n’ai jamais été pour parce que j’ai toujours pensé qu’il y avait des interactions entre les modes d’expression, et qu’il ne fallait pas enfermer la photographie dans une case, l’assigner à un endroit clos.

Marcel Duchamp n’aurait pas pu peindre Le nu descendant l’escalier si Eadweard Muybridge n’avait pas fait la décomposition du mouvement en photo. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas un style de photo, c’est la cohérence interne d’une œuvre. La première chose qui est importante, c’est si l’artiste a quelque chose à dire, et si cette chose est perceptible ou non. Cela étant, il y a des choses que je préfère à d’autres, mais on est alors dans le domaine du goût.

Dans un livre d’entretiens, vous demandez à Raymond Depardon : « Comment es-tu passé de journaliste à artiste ? ». En termes de goût, justement, à la Galerie j’ai l’impression que vous êtes passé d’une photographie documentaire à quelque chose de davantage artistique, sensible.

C’est plus compliqué que ça. Il y a des photojournalistes – aujourd’hui il y en a de moins en moins, et ils sont essentiellement dans des agences du type Agence France Presse –, et à l’intérieur de la photographie documentaire il y a des artistes. Je pense que Cartier-Bresson est devenu moins artiste après avoir fondé Magnum et après être allé faire des reportages en Chine, par exemple, alors que tout son travail du début était hanté par le surréalisme.

Pour moi, la définition de l’artiste n’est pas tellement liée à la forme du travail qu’il propose, mais à la maîtrise à la fois technique et sensible de son art. Je ne sais pas ce qu’est une bonne photo, mais je trouve qu’on devine assez vite l’artificialité d’une image ; si la photographie est artificielle, alors elle n’est pas bonne.

Pendant très longtemps, ça a été une idée admise par tous que la photographie avait quelque chose d’objectif à dire, à montrer, transporter une vérité. Dans ce cadre-là, le photographe ne disait pas « je ». À partir du moment où on s’est débarrassé de ça, et on le doit beaucoup à Robert Frank, la porte s’est ouverture à une écriture qui reste documentaire – parce que l’image ne peut pas exister s’il n’y a pas eu quelque chose qui a existé avant la prise de vue –, et une forme d’écriture de soi.

C’est sûrement une question qu’on vous a beaucoup posée… Pourquoi éditer, monter des expositions, constituer des monographies, plutôt qu’être photographe ? Pourquoi passeur plutôt qu’auteur ?

Je ne suis pas doué pour faire des images, il y a tellement de gens doués pour le faire… D’autant plus que le dialogue est une chose qui m’intéresse beaucoup, c’est un échange, une mise en forme assez passionnante pour moi.

Christian Caujolle, septembre 2022 © Baptiste Thery-Guilbert
Christian Caujolle, septembre 2022 © Baptiste Thery-Guilbert

Vous êtes aussi le témoin des transformations de la photographie et des rapports qu’on entretient avec elle. Si la photographie était importante dans notre rapport au monde et au réel au XXe siècle, qu’en est-il aujourd’hui ? Vous parlez quelque part d’une opposition photo/image.

Aujourd’hui il y a une grande confusion. La photographie était dominante, d’après moi, jusqu’à l’apparition du numérique. Avec l’apparition du numérique, et l’accélération qui s’est opérée avec l’intégration de la photographie numérique dans les téléphones portables, tout le monde devient producteur d’images. On se retrouve à l’intérieur d’un univers d’images, véhiculées par des écrans de tailles et de formats différents, dématérialisées.

J’ai toujours parlé de l’alphabet des images, de l’image mentale, le rêve, à l’image instrumentale, entièrement fabriquée par une machine. À l’intérieur, il y a eu des étapes dans l’histoire de l’humanité : l’empreinte, la peinture, la gravure, la photographie… La photographie n’est qu’une étape, un moment dans cet univers d’images, et aujourd’hui la photographie est minoritaire par rapport aux autres productions d’images. Ça ne veut pas dire qu’elle n’a plus de fonction ! Les photographes doivent être plus rigoureux, à élaborer des projets plus solides, voilà tout. On ne peut plus être photographe simplement en ayant un appareil et en sortant faire des images, il faut développer des projets.

À quoi sert la photographie ? À nous montrer ce qu’on ne voit pas ?

Ce n’est pas seulement ce qu’on ne voit pas, c’est ce qu’on n’est pas capables de voir. Plus le temps passe, plus j’ai cette conviction que les photographies les plus intéressantes sont celles qu’on n’arrive pas à comprendre. J’ai besoin de retourner voir, ça m’attire, et c’est toujours quelque chose de l’ordre de l’émotion, qu’elle soit positive ou négative.


Merci Christian Caujolle d’avoir répondu à nos questions.

Jusqu’au 31 décembre 2022, vous pouvez retrouver la double exposition de Gosette Lubondo et Marion Gronier dans la tour de la Galerie du Château d’Eau à Toulouse.