Rencontre : Anne Geddes, la star de la photographie de bébés, n'a pas disparu

Dans les années 90, Anne Geddes était une star. Ses photos de bébés avaient pris d'assaut les chambres d'adolescentes, les bibliothèques familiales et même la pop culture. Et puis Internet est passé par là, mettant un frein à la carrière de celle qui n'avait pourtant plus rien à prouver. 25 ans après la sortie de son premier livre, « Vanity Fair » a rencontré la photographe, qui est peut-être à l'aube d'un come-back.
Anne Geddes
Dimitrios Kambouris/WireImage for Epic Records

Si vous avez grandi quelque part en Occident dans les années 90, il est fort probable que le nom d’Anne Geddes vous soit familier. Et s’il ne l’est pas, un simple coup d’œil à quelques unes de ses photos iconiques vous renverra directement à l’époque d’un Internet balbultiant, où l’on s’envoyait encore des cartes postales et l’on affichait fièrement un calendrier (papier !) dans sa cuisine. Cette photographe, spécialisée dans les portraits de bébés, a construit un empire basé sur une esthétique reconnaissable entre toutes, une célébration de la vie sous forme de clichés ultra-sucrés.

Mais depuis plus d'une décennie, son aura bienveillante de fée marraine s’est dissipée. Aujourd'hui, les jeunes générations ne connaissent son travail qu’à travers les milliers d’autres photographes qu’elle a inspirés. Ses bébés-choux, bébés-pots de fleurs et bébés-souris constituent un souvenir lointain des tendances étranges d'une époque révolue... Que s'est-il passé ? Pour le comprendre, un retour en arrière s'impose.

Anne Geddes

Anne Geddes

Le soir du Nouvel an 1984, Anne Geddes se lance un pari fou. « Je vais devenir la photographe de bébés la plus connue au monde », annonce-t-elle à une amie. Dix ans plus tard, bingo. Une tempête de bébés déguisés en bourdons, en fées ou en nénuphars s’abat sur le monde. Son premier livre de photographies d’enfants, Down in the Garden, est plébiscité par Oprah Winfrey et se classe dans la liste des best-sellers du New York Times. Ses images se déclinent sous forme de cartes postales, de calendriers, recouvrent les classeurs des petites écolières qui se lovent le soir contre des peluches Anne Geddes, avant de plonger dans un sommeil peuplé de bébés-fleurs. « Down in the garden était censé être un conte pour enfants, j’aurais dû écrire ça sur la couverture. Les gens l’ont pris beaucoup trop au sérieux, raconte l’intéressée. Encore aujourd’hui, on me parle des bébés dans des pots de fleurs et des bourdons (...) et pendant longtemps j’ai eu envie de dire “mais je fais aussi d’autres choses !” On revenait toujours aux pots de fleurs... » Épaulée par une équipe de fidèles, dont son mari, Kelvin, Anne Geddes créé une esthétique qui finit par la dépasser, s’insérant pleinement dans la pop culture des années 90 au même titre que Friends, série télévisée dans laquelle apparaît notamment l’un de ses fameux bébé-nénuphar. Un comble pour celle qui n’aurait jamais imaginé faire de la photographie son métier.

L'art du commencement

Il faut dire que dans la ferme familiale du North Queensland, où Anne Geddes passe sa jeunesse, l’ambiance n’est pas aux chambres noires. « Je n’ai pas de photo de moi à ma naissance. Je dois avoir trois ou quatre images de quand j’étais bébé, en noir et blanc, c'est tout. » Ici, dans cette région reculée de l’Australie, on célèbre la simplicité, le contact avec la nature et les animaux, la vie au grand air. La fillette espiègle se délecte de cette liberté et nourrit son imaginaire dans ce quotidien : donner à boire aux veaux avec ses sœurs, déloger les serpents de la maison, se plonger à la nuit tombée dans les aventures des bébés Gumnut (des créatures fictives créés par l’auteure et illustratrice de livres pour enfants May Gibbs), chaparder le magazine Life de ses parents et se perdre dans ses pages. À quoi bon prendre des photos quand on grandit dans une carte postale ?

Une fois l’équivalent du Bac en poche, Anne Geddes commence à immortaliser des paysages, puis des gens. Cette activité se transforme en gagne-pain et la voilà partie à Hong-Kong avec son mari, où elle démarre son activité professionnellement, munie d’un vieux Pentax K1000 et d’un sacré syndrome de l’imposteur. Arrivée sans formation ni idées préconçues dans le milieu, Anne expérimente et développe son propre style, qu’elle affûte dans son garage, transformé en studio à son retour en Australie. « J’ai fait des portraits pendant dix ans et je me suis tournée petit à petit vers les enfants et les bébés », explique-t-elle, « Les bébés sont tellement purs et joyeux, ils nous ramènent à ce que nous étions au début de notre vie. »

La question du commencement, des débuts, émaille toute la carrière de Geddes. Elle a même donné son nom à l’un de ses livres, Beginnings. Ce qui la passionne, c’est la candeur, l'innocence, l’honnêteté de ces êtres qui ne savent rien faire d’autre qu’être eux-mêmes. « Je pense que mon travail parle de potentiel », dit-elle. Celui du nouveau-né, qui n’a pas encore été affecté par son environnement (en positif ou négatif), et celui de la nature — que nos comportements ont mis en péril — et qui est capable de créer une fleur à partir d’un bourgeon, un nid à partir de brindilles. Derrière ses photographies souvent sirupeuses, il y a un discours sur la fragilité de l’enfance, qui peut être brisée sans crier gare. Comme l'a été celle de sa sœur, abusée sexuellement par l’un de ses instituteurs, et qui en a porté les stigmates toute sa vie. Pour elle et pour tous les autres, Anne Geddes a cherché à sensibiliser et à alerter l’opinion publique sur la négligence et les abus dont souffrent de nombreux enfants dans le monde. Le tout, à travers ses actions philanthropiques et ses photos de bébés.

« Au début de ma carrière, je n’avais pas conscience du pouvoir qu’avaient les images que je créais », nous raconte-t-elle. L’une de ses photos, un bébé prématuré dans les mains d’un homme, a fait le tour du monde : « Je l’ai mise dans un calendrier pour montrer la force de ces enfants et des centaines de gens m’ont écrit pour me dire combien cette image avait résonné en eux et leur avait donné de l’espoir. Je n’aurais jamais pensé qu’elle deviendrait si pertinente. » D’autant plus que la photographie de bébés est alors considérée comme un passe-temps de ménagère. L'Australienne y voit pourtant une forme d’expression artistique.

Anne Geddes

Anne Geddes

Au début des années 90, Anne remporte des concours de photo qui assoient sa notoriété, et commence à développer ses projets personnels, en parallèle de ses commandes privées. De cette volonté d’explorer sa créativité naissent des cartes postales et des calendriers qui cartonnent en Nouvelle-Zélande, là où elle s’est établie avec son mari et ses deux filles. La suite ? Geddes rassemble ses photos dans un ouvrage, Down in the Garden (1996), qui balaye tout sur son passage. Chaque image est travaillée avec un sens obsessif du détail. Les costumes, les décors, absolument tout est vrai. Il n’y a pas d’effets spéciaux : « Il y a un certain charme, une authenticité dans les images “réelles”, elles résistent à l’épreuve du temps ». Elle mettra le même soin dans ses calendriers et livres suivants, qui abordent la maternité, ou dans sa collaboration avec Céline Dion pour l’album-concept Miracle (2004).

Céline Dion x Anne Geddes

Anne Geddes

Un empire qui s'effrite

Or, produire de tels photoshoots coûte cher. Très cher. Entre 250.000 et 350.000 dollars pour être précis, en plus de nécessiter environ six mois de travail à temps plein. Pour quels résultats ? Les ventes des calendriers et des cartes postales s'essoufflent, celles de ses livres aussi. Internet est passé par là, et les gens ne sont plus disposés à ouvrir leur portefeuille pour s'offrir des photos de bébés qui ne sont pas les leurs, aussi mignons soient-ils. D’autant plus qu’ils produisent désormais eux-même une quantité incommensurable de clichés grâce à leurs smartphones. Peu à peu, l’empire d’Anne Geddes s’effrite. « Je n’ai plus shooté de calendrier depuis 2016 », admet la photographe. « Je ne vois pas l'intérêt, je n’ai pas de retour sur investissement. Le défi pour les artistes aujourd’hui est de monétiser leur créativité. Nous avons tous besoin de gagner notre vie. » Alors elle réfléchit à d’autres solutions, tournant le dos à la potentielle viralité que pourraient avoir ses photos si elles continuaient de circuler librement sur le web. Mais que représente une photo virale pour celle qui, à son apogée, a squatté les intérieurs de millions d’individus avec ses images ?

« Chaque jour, énormément de photos sont prises dans le monde sur des téléphones portables, c’est devenu une nouvelle façon de parler, que nous partageons sur les réseaux sociaux », dit-elle. Et ce, à travers « notre propre petite marque », celle que chacun se créé en se mettant en scène sur Instagram, par exemple. Sur cette plateforme, la marque d’Anne Geddes ne s'est pas réinventée, mais rayonne par sa bienveillance et l'aspect soudé de sa communauté. « Je veux faire en sorte que les gens arrêtent de scroller et regardent vraiment une photo et lisent l’histoire qui se cache derrière », explique-t-elle. Son dernier projet en date, The Joy Series, est né au début de la pandémie et invite les parents du monde entier à envoyer des photos de leur progéniture, que l’artiste publie sur son compte Instagram. Le but ? « Apporter de la joie » et montrer que malgré tout, « chaque jour, des bébés continuent de naître. » À date, 83 pays se sont prêtés au jeu. Pas sûr cependant que cela suffise à marquer le grand retour de la photographe.

Pourtant, à la faveur d’une résurgence de l'esthétique des années 90, Anne Geddes pourrait bien revenir sur le devant de la scène. Sa couverture pour le Vogue Hommes italien de février montre les prémices d’une deuxième vague « Geddessienne ». Où la singularité de ses images et leur côté kitsch serait pleinement assumé et exploité par une jeune génération de créatifs, avides de bienveillance et de parti-pris esthétiques forts. « Make Anne Geddes Cool Again », entend-t-on déjà au loin.

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Anne Geddes

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