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Clarisse Hahn, photographe : "J'interroge la tension entre un corps dans la rue et dans l'intimité"
« Princes de la rue »
© Clarisse Hahn

Clarisse Hahn, photographe : "J'interroge la tension entre un corps dans la rue et dans l'intimité"

Rencontres d’Arles

Propos recueillis par

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Pendant trois ans, Clarisse Hahn a mené un travail sur les corps d’hommes dans l’espace public, dans le quartier de Barbès, à Paris. Son exposition « Princes de la rue » est aujourd’hui visible aux Rencontres photographiques d’Arles, et raconte avec pudeur et bienveillance le quotidien d’un quartier populaire. Entretien.

Jusqu'au 26 septembre prochain, Arles accueille le festival des Rencontres photographiques, qui, cette année, fait la part belle à des questions dans l’air du temps, notamment autour des identités. « Masculinités », production anglo-saxonne et une des expositions centrales, rassemble ainsi plus de 50 artistes et photographes pour étudier les différentes constructions et interprétations de la masculinité à travers les décennies.

« Princes de la rue », l’exposition de la photographe française Clarisse Hahn, ne fait pas partie de « Masculinités » à proprement parler mais en est le pendant français, présentée en amont, dans le même espace. Ce travail sur le quartier populaire Barbès à Paris s'intéresse aux hommes qui stagnent sous le métro aérien, aux vendeurs de cigarette à la sauvette, aux façons dont la rue crée des communautés. Un écho bienvenu.

Marianne : Comment ce projet d’observation de groupes d’hommes est-il né ?

Clarisse Hahn : Il s’inscrit dans un travail que je mène depuis longtemps, « Boyzone », centré sur des groupes d’hommes un peu partout dans le monde : France, Turquie, Mexique… À travers des photos ou des vidéos, j’examine ce que le corps révèle de soi, les différentes attitudes corporelles et langagières qui s’installent et évoluent en fonction du groupe dans lequel on se trouve.

Les communautés m’intéressent particulièrement : nous avons tous tendance à nous modeler selon les personnes qui nous entourent. C’est un mécanisme de protection, de défense sociale. J’ai cherché à mesurer l’écart entre l’attitude qu’il faut avoir dans la rue et celle qui peut se déployer dans l’intimité, interroger la tension qui habite ces jeunes en permanence. J’habite moi-même à Barbès, ce quartier populaire du XVIIIe arrondissement de Paris, et cette communauté de vendeurs de cigarettes ou autres qui stagnent dans la rue m’a attiré.

Qu’est-ce qui a été le plus compliqué pour vous dans ce travail ?

Le fait d’habiter sur place. J’aime me rapprocher des gens que je photographie ou filme : j’ai envie de voir le monde à travers les yeux, de les comprendre, de partager un espace. Mais cet apprivoisement n’est possible que parce qu’il m’est possible de couper en rentrant chez moi. Pour « Princes de la rue », c’était la première fois que je travaillais dans mon quartier, et il a fallu que je m’habitue à cette impossibilité de me soustraire à mes sujets.

Une femme qui prend en photo des groupes d’hommes représentait un certain défi. Comment l’avez-vous affronté ?

Une femme n’a effectivement rien à faire dans ces groupes exclusivement masculins et je souhaitais travailler autour de cette relation. La rue est un espace traditionnellement masculin, et Barbès particulièrement. Mais l’appareil photo me donne une excuse, une raison d’être là qui me permet d’entrer plus facilement en contact avec les autres. Parfois, j’ai trouvé ça presque plus simple d’être une femme puisqu’il n’y a pas de rivalité possible.

Et puis, l’indépendance de la photo m'intéresse aussi : une fois qu’elle est prise et exposée, elle devient objet autonome. En voyant une photo, vous ne savez pas immédiatement qui l’a prise, votre première impression est a priori indépendante de son auteur. Puis vous lisez le cartel, vous comprenez que c’est un regard de femme sur un corps d’homme, et une deuxième lecture vient se greffer à la première. Les femmes se sont toujours intéressées à la masculinité et la manière de la représenter mais il me semble plus facile de la confronter aujourd’hui, dans l’héritage de ces travaux émergents sur le corps féminin dans l’espace public.

"Princes de la rue"
© Clarisse Hahn

Les hommes photographiés sont sujets d’un double regard : celui posé par le reste du groupe, auquel vient s’ajouter le vôtre. Comment cela modifie-t-il l’équilibre en présence ?

Dans la rue, tout le monde se regarde mais c’est d’abord la carapace qui est regardée. Bien sûr, certains pensaient que je n’avais rien à faire là car je perturbais la dynamique. Mais ensuite, dans l’intimité, ce regard de femme photographe sur un corps d’homme était reçu différemment. Les cicatrices étaient aussi une manière de mettre l’accent sur cette attention au corps. Elles ont de multiples significations – marquage de gangs, bagarre de rue, jeu sexuel, automutilation… Parfois ils en racontent la provenance, mais beaucoup laissent planer un mystère qui ajoute une forme de charme à cette expérience. Et bien sûr, ces cicatrices disent plus symboliquement combien les cicatrices de l’histoire sont toujours à vif.

Justement, pourquoi avez-vous souhaité faire apparaître, au milieu de vos photos, deux images d’archives qui rappellent les guerres du XXe siècle ?

J’aime travailler avec des images d’archive mais refuse d’en montrer trop. Un accrochage de photos est comme le montage d’un film. Les images s’éclairent l’une l’autre quand on les rapproche, et l’équilibre atteint est fragile. « Les fils de la plus grande France », cette affiche de propagande du début de la guerre de 14 faite pour inciter les troupes coloniales à se battre aux côtés des Français, m’a paru d’une grande modernité : dans l’attitude des hommes représentés, leur manière de se placer, de regarder l’objectif…

Je souhaitais aussi bien sûr rappeler une situation postcoloniale qui est de fait très présente : tous les Parisiens ont grandi avec des gens d’origine maghrébine, immigrés ou descendants d’immigrés. Finalement, ces « princes de la rue » sont un peu les arrière-petits-enfants de ceux qui se sont battus il y a plus de cent ans. Et au-delà de ces guerres où on s’est battus côte à côte, il y a aussi la guerre d’Algérie et ses frustrations toujours très présentes.

« La rue est effectivement plus formatrice pour un jeune : elle lui apprend à gérer sa place dans la société et à confronter certains antagonismes, mais elle use très vite les énergies et les visages. »

La seconde archive est titrée « La blessure » : on y voit deux blessés, un Français et un Allemand, sur une civière en train de discuter cordialement. Je l’ai placée à côté de la série « Subutex », qui met au centre le personnage dont je me suis le plus rapprochée. Nous avons passé un certain temps côte à côte, à se connaître et peut-être à se guérir, aussi. Sans doute était-ce une façon supplémentaire de souligner ces blessures, ces étreintes, ces manières de développer des liens affectifs.

Quel rapport ces hommes entretiennent-ils à leur âge ? La majorité semble relativement jeune, comme si au-delà d’un certain âge, la rue n’était plus forcément appropriée…

Ils ont généralement une trentaine d’années, parfois moins, mais refusent souvent de donner leur âge. Sur la photo « Café Royal », on voit aussi un personnage plus âgé que les autres et l’empreinte que la rue a laissé sur son visage, la façon dont elle l’a abîmé, la fatigue incommensurable. La rue est effectivement plus formatrice pour un jeune : elle lui apprend à gérer sa place dans la société et à confronter certains antagonismes, mais elle use très vite les énergies et les visages.

Rupture du jeûne ("Princes de la rue")
Rupture du jeûne ("Princes de la rue")

Pourriez-vous nous raconter l’histoire de la photo « Rupture du jeûne », qui marque la fin du Ramadan ?

Elle souligne avant tout une grande précarité. Ces jeunes avaient faim et soif, n’étaient pas avec leur famille pour ce moment important de rupture du jeûne, n’avaient pas trouvé de place pour être tous ensemble dans un gril du quartier. C’est donc dehors, dans le vent, qu’ils se sont installé. Loin de déguster un bon couscous, la photo rend compte de cette nourriture grasse et bon marché qu’on engloutit rapidement, assis sur des cageots récupérés du marché du soir. Le flash n’arrange rien à cette impression de brut, à cette manière qu’a l’appareil d’être implacable, de ne laisser passer aucun détail.

Quel travail effectuez-vous une fois les photos prises – retouches éventuelles, rédaction de légende, tri… ?

Je cherche à photographier le réel et retouche donc assez peu mes photos. Mais j’en prends une grande quantité, ce qui nécessite ensuite de passer un certain temps à les trier, les archiver, leur donner un sens, trouver la légende juste. En fiction, il y a beaucoup de travail de construction, de mise en scène, de pose, tandis que dans le documentaire, le travail se fait majoritairement après, car le réel surprend toujours. Sur le moment, on est poussés par une émotion et une intensité, sans trop savoir ce qu’on cherche : je peux parfois garder les images des années avant de parvenir à les problématiser, leur donner un sens, et enfin les exposer.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne