Prisonnier de l’image

L’histoire ne semble pas très sérieuse: Spencer Elden, le figurant qui a été photographié bébé pour illustrer la célèbre pochette du deuxième album de Nirvana, Nevermind (1991), porte plainte trente ans après contre le groupe pour «pornographie infantile». La photo emblématique du bébé nageur, à laquelle a été accolée par retouche numérique l’image d’un dollar, pour figurer une allégorie anticapitaliste, peut-elle être considérée comme relevant d’une iconographie pédophile? L’histoire même de l’album, commercialisé à plus de trente millions d’exemplaires sans qu’aucune association ne s’émeuve de son illustration, témoigne du caractère outré de l’argumentaire. La nudité d’un bébé n’est pas considérée comme choquante, et le contexte aquatique qu’évoque la pochette neutralise toute connotation sexuelle. On comprend en revanche que le recours au registre de la pédocriminalité était la seule voie pour justifier une plainte à propos de faits aussi anciens.

La résurgence d’une plainte trente ans après la réalisation de l’image semblait pointer vers la question du consentement à l’image, devenue emblématique à l’ère de leur exposition sur les réseaux sociaux. Mais il s’agit là encore d’une lecture manifestement excessive du cas. Le père de Spencer Elden connaissait le photographe Kirk Weddle, auteur de la pochette, qui lui avait demandé la participation de son fils. Les parents ont touché une somme de 200 $ pour cette prestation. La somme paraît modeste au regard du succès de l’album, mais elle correspond aux rémunérations habituelles pour une figuration photographique. Même en l’absence d’un contrat en bonne et due forme, le paiement manifeste l’acceptation des parties, et a juridiquement valeur de preuve du consentement. Le modèle, qui été interviewé et a repris obligeamment la pose lors des 10e, 17e, 20e et 25e anniversaires de l’album paraît mal placé pour contester sa participation active à sa promotion.

Plutôt que la poursuite tardive d’un intérêt financier, la motivation de Spencer Elden semble en revanche liée à la tentative de résoudre la frustration causée par cette notoriété involontaire. Comme la modèle Caroline de Bendern photographiée par Jean-Pierre Rey en mai 1968 ou Kim Phuc, la «napalm girl» immortalisée par Nick Ut en 1972, la réaction tardive du figurant le fait entrer dans la catégorie des victimes de surexposition médiatique par leur présence dans une image ayant connu un destin exceptionnel. «C’est étrange, confiait-il en 2016, on a l’impression d’être célèbre pour rien.»

Faire de la figuration sur la scène de l’histoire peut faire naître des sentiments contradictoires. Dans le cas de Spencer Elden, sa frustration s’est concentrée sur la représentation sexuelle. «Quand je vais dans un match de baseball et que je me dis que tout le monde dans le stade a probablement vu mon petit pénis de bébé, j’ai un peu l’impression qu’une partie de mes droits de l’homme a été révoquée», estimait le jeune homme à l’occasion du 25e anniversaire de l’album. Cette obsession pour un état figé que le succès de l’album a transformé en accompagnement permanent de sa vie traduit une souffrance réelle – comme si Spencer Elden devait à jamais rester prisonnier de cette figuration de lui-même en bébé nageur.

10 réflexions au sujet de « Prisonnier de l’image »

  1. Tres juste. On ne sait pas toujours ce qu’on fait lorsqu’on publie ou partage une photo. On peut choisir d’ignorer les consequences, mais elles sont la, surtout si la photo fait de l’effet. Vraiment tres interessante analyse. Un grand merci pour votre finesse !

  2. Il y a quand meme un probleme de coherence avec votre article, a la reflexion: Vous reproduisez l’image incriminee en haute resolution!
    Vous auriez pu essayer de trouver une image de la pochette du disque, de loin et en biais, afin de montrer « l’image » elle-meme (et son contexte!) mais pas le « contenu » de l’image! Donc, est-ce qu’en reproduisant une fois de plus « le zizi qui depasse »… vous n’auriez pas ete un peu… inattentif?

  3. « Le modèle, qui été interviewé et a repris obligeamment la pose lors des 10e, 17e, 20e et 25e anniversaires de l’album ». Peut-on parler de réaction tardive ou est-ce que cette plainte est une autre façon d’être interviewé et de reprendre obligeamment la pose ?
    La vie de Caroline de Bendern a basculé le jour où sa photo était publiée dans Paris-Match.
    La photo de Kim Phuc à été prise à l’instant où sa vie basculait.
    Leur histoire personnelle est indissociable d’une icône photographique lourde à porter malgré les années.
    Spencer Elden est comme extérieur à son image. C’est un peu la situation inverse de Kim Phuc et Caroline de Bendern. L’identité du bébé de la photo de la pochette de Nirvana, tout le monde s’en fout. Elle ne joue aucun rôle dans la légende de l’icône photographique pour l’instant. Il n’existe même pas de ressemblance qui pourrait susciter un effet nostalgie comme avec les modèles d’un peintre ou d’un photographe après quelques décennies.
    Spencer Elden cherche à créer une nouvelle histoire autour de cette image pour lui être enfin associé.

  4. @Thierry: «Spencer Elden cherche à créer une nouvelle histoire autour de cette image pour lui être enfin associé.» C’est aussi ce que je crois: Elden est bien le principal artisan de son infortune.

    En revanche, pas d’accord sur la différence entre les anonymes devenus célèbres par photo interposée. Il y a évidemment une différence entre une image promotionnelle composée et des photos d’actualité prises sur le vif, mais dans ces divers cas, l’identité des individus capturés n’a pas d’importance, leur présence n’a qu’une valeur d’illustration. Le processus médiatique qui se déclenche ensuite se base sur le statut acquis d’une image devenue icône, qui encourage la reprise et la multiplication des traitements journalistiques, notamment le traitement biographique du sujet. Kim Phuc est la première à illustrer ce processus de distinction qui transforme profondément le rapport à l’image, en donnant la parole à un sujet qui en était privé. Du coup, non, on ne se fout visiblement pas non plus des chagrins de l’ex-bébé de Nirvana: sa plainte suscite un débat plutôt intéressant, en raison des contradictions provoquées par le rapprochement de situations hétérogènes.

  5. Le cas est limite mais je pense que Spencer Elden a raison sur le fond. Je ne pense pas qu’il soit possible en pratique de définir des limites très précises à ce qu’on peut montrer et dans quel contexte. On va continuer à publier des photos de bébés et d’enfants. Mais il est important que chacun garde à l’esprit que le bébé ou l’enfant deviendra un adulte et qu’il faudra – peut-être – lui rendre des comptes. Pas la peine d’invoquer cette hypocrisie des « droits de l’enfant », il suffit de demander si le sujet est consentant, et s’il n’est pas en âge, il n’y a pas d’autre solution que de prendre le risque et de se reposer sur son bon sens. Mais il est très important que la loi ne protège pas « en avance » d’une possible plainte de l’enfant devenu adulte. Il est important de responsabiliser ceux qui prennent les photos et les publient, et qu’ils ne puissent pas se refugier derrière une soi-disant « bonne foi » qui ne serait qu’un calcul légalement bien calibré.
    La, Nirvana a je pense franchi une « micro-limite » ( au sens ou on parle de « micro-infidélité »… on imagine que c’est en dessous du seuil de perception pour les autres… alors même que c’est bel et bien au-dessus du seuil de perception, clairement en faveur de l’intérêt personnel et pratique de ceux qui publient la photo).
    D’une manière générale il ne faut pas faire travailler les enfants. C’est un concept très général. Par exemple, il me semble que les enfants dans les films d’Albert Lamorisse (Crin Blanc, Le Ballon Rouge) ne « travaillent » pas, au sens ou ils restent des enfants, leur virginité est respectée. On ne leur prête pas des expressions ni des sentiments qui ne soient pas les leurs. Ces films sont regardables par des enfants – ce qui n’empêche ni la force d’émotion ni la profondeur tragique, au contraire! Mais que ce genre de film soit « rare » est peut-être dans la force des choses…
    Mais il y a une multitude de films ou ces limites ont été franchies allégrement! Et on ne va pas dire que c’était innocent! C’était très conscient! Calculé, soupesé même. Toutes ces limites franchies se payent. Par exemple, il faut se demander si un réalisateur et une actrice talentueux qui ont été impliqués dans une pénible affaire de « metoo » n’ont pas payé pour un film où cette femme devenue actrice professionnelle jouait lorsqu’elle était enfant. Elle était exhibée lors de la promotion du film, le réalisateur avait de « grands espoirs » en elle! Bref, on la faisait turbiner! A un âge où on ne doit pas travailler, en tout cas, surtout pas comme acteur de cinéma! Et encore, il s’agit d’un des cas les plus modérés… Il y a eu bien pire. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de « metoo » qu’il n’y a pas de problème! Au contraire!

  6. @Laurent Fournier: Le cas Elden/Nirvana est très singulier. C’est à ma connaissance le seul qui invoque un tort trente ans après la diffusion d’une image. Ce tort n’est pas établi. La plainte une fois formulée, il faut maintenant attendre quel sort lui réservera la justice.

    Sur un plan général, même s’il est raisonnable de recommander aux acteurs de faire preuve de responsabilité par rapport aux usages futurs d’une image, il n’est pas non plus possible d’anticiper toutes les répercussions de situations encore à venir. Notre vision des images peut changer de façon imprévisible, en fonctions de paramètres indépendants des conditions de la prise de vue. D’un autre côté, une image enregistre nécessairement un certain état des conditions sociales qui ont présidé à sa réalisation. Si nous n’aimons plus les images qui représentent des personnes en train de fumer, parce que notre culture a entretemps évolué, faut-il pour autant effacer toutes les cigarettes des photos et des films? Ce serait évidemment ridicule: ces images restituent un certain état de l’Histoire et de la sensibilité, et ce témoignage est précieux.

    Concernant la republication de cette pochette, il faut revenir au rôle de ce carnet, dont le but est d’analyser les images, leurs usages ou leur réception. Comme mes blogs précédents, celui-ci a été créé pour la faculté qu’il me donne de mobiliser toutes les sources nécessaires à cet examen. Chacun doit pouvoir juger sur pièces des éléments d’un débat. Cela posé, certaines images peuvent poser problème, et il a pu arriver que je renonce à cette règle – mais ces cas sont toujours exceptionnels, et motivés par une raison impérieuse. Je peux me tromper, mais je ne pense pas que la pochette de Nevermind fasse partie de ces exceptions, pour les raisons que j’expose ci-dessus.

  7. Ce que le bebe devenu adulte met en question n’est pas l’usage « futur » de son image mais son usage « immediat » (c’est a dire a l’epoque ou le disque est sorti)! Et puis il etait quand meme previsible que M. Elden grandirait et pourrait -peut-etre! avoir une opinion differente de celle de ses parents quand a l’usage qu’on a fait de son image quand il etait trop jeune pour donner son consentement. On a donc un probleme reel qui n’est probablement pas solvable d’avance par des arguments techniques. D’ailleurs le plus interessant n’est pas tant de savoir qui va « gagner », mais quels seront les arguments qui soutiendront la decision. L’evolution des mentalites ne concerne que les adultes de l’epoque ou la photo a ete prise, pas M. Elden. Ca ne peut donc pas etre un argument decisif du debat, mais au mieux des circonstances attenuantes. Evidemment la societe ne peut jamais etre coupable par definition, on ne peut pas forcer la societe a rendre des comptes, meme lorsque les personnes sont completement inserees dans son systeme de valeur. Mais ca ne doit pas empecher d’essayer de dire ce qui est juste. D’une maniere generale les media sont tres cavaliers avec les photos d’enfants, qui sont de plus en plus utilisees a des buts politiques (y compris dans la campagne actuelle sur la « laicite officielle », cf. votre billet suivant).

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