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Thomas Consani, nouveau tireur à l’agrandisseur argentique noir et blanc

Thomas Consani devant un tirage de Richard Aujard

Premier septembre dernier, Thomas Consani, tireur traditionnel argentique noir et blanc depuis 33 ans, fait ses premiers pas dans les chambres noires du laboratoire PICTO. Après deux mois passés au sein de l’équipe de tireurs, Thomas revient sur son parcours et nous parle de son amour inconditionnel pour le tirage argentique. Une passion qui s’est transmise dans les gênes, son père étant lui-même tireur. C’est auprès de lui qu’il a appris son métier, à l’âge de 17 ans. Aujourd’hui, dans cet entretien, il partage son attachement particulier à la photo traditionnelle, en parlant des rencontres qui ponctuent son quotidien et la façon dont il travaille, en complicité avec les photographes.

Thomas, vous venez de rejoindre l’équipe de tireurs du laboratoire PICTO, pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

On peut dire que c’est une histoire de famille. Mon père était tireur, mais ce n’est pas pour cette raison que j’ai décidé de faire le même métier. Rien ne me destinait à devenir tireur même si j’ai toujours baigné dans le révélateur argentique, qu’à la maison nous étions entourés de tirages, et que je côtoyais les photographes. Les études n’étaient pas faites pour moi, j’avais alors dans l’idée de voyager, mes parents ont accepté ce choix, mais ont insisté pour que je finance moi-même ce voyage. J’ai donc trouvé un job de 2 mois en tant qu’arpète au sein de Publimod, atelier dans lequel mon père travaillait à l’époque. Je lavais et séchais les tirages du laboratoire et le soir, je faisais des photos de concerts de rock alternatif. Je développais mes films et réalisais mes tirages pendant ma pause déjeuner et c’est à ce moment là que j’ai eu envie de faire du tirage, ça a été une “révélation”, sans faire de mauvais jeux de mots. À l’issue de ces deux mois, ils m’ont proposé d’intégrer l’équipe.

J’ai travaillé avec mon père, ça a été un réel plaisir, il m’a appris le métier avec une grande rigueur et une grande sévérité, il exigeait le meilleur de moi-même.

Nous sommes en 1987, j’ai 17 ans, et je deviens tireur à Publimod, à la grande époque de la photographie et du tirage argentique, nous sommes à l’ère anté numérique. Je me souviens le soir, les photographes se réunissaient à l’Atelier pour échanger, discuter, il y avait Boubat, Le Querrec, Riboud, Bettina Rheims. Toute la journée on travaillait sur leur images, le soir venu on les écoutait parler de leurs travaux, j’étais très jeune et cela reste pour moi un souvenir inoubliable. C’est pour ces rencontres que j’aime ce métier, rencontrer les photographes, connus ou pas d’ailleurs.

Quel(s) photographes / Quelle(s) photographies a déclenché en vous l’idée de devenir tireur ?

“San Clemente” de Raymond Depardon ! Je devais avoir une quinzaine d’années lorsque j’ai vu pour la première fois ce travail. J’ai tout de suite été ébahi par la beauté de ces images. On connait les photos de Depardon, mais cette série sur cet asile de San Clemente, picturalement parlant, c’est vraiment exceptionnel, et pourtant ce sont des images très dures, très violentes. Je crois que pour moi, ça a été une vraie révélation. C’est ce qui m’a vraiment fait aimer la photo.

Je ne peux pas m’empêcher, lorsqu’on se croise, de lui dire qu’il faut à nouveau exposer cette série, en lui laissant entendre que j’aimerais beaucoup m’occuper de ses tirages (rires).

Alors bien-sûr, il n’y a pas eu que ce travail, je pense notamment à “L’Afrique à poings nus” un reportage sur la boxe et la lutte au Sénégal réalisé par Philippe Bordas. Les images sont accompagnées de témoignages, le résultat est tout simplement exceptionnel. Et aussi, mais c’est un classique, “La Main de l’Homme” de Sebastião Salgado, magnifique…

Vous êtes spécialisé dans le tirage noir et blanc à l’agrandisseur. Comment décririez-vous cette relation particulière au négatif ?

Je fais uniquement du tirage argentique en noir et blanc, pas par manque d’intérêt, mais surtout par manque de temps. Le tirage numérique n’est finalement pas si éloigné de l’argentique, ce que l’on fait sur ordinateur c’est ce que l’ont fait sur agrandisseur, sauf qu’on le fait assis à la lumière du jour. Lorsque l’on maquille avec les mains, Christophe Batifoulier, lui le fait avec son stylet. Je crois qu’en tant que tireur, l’important c’est la sensibilité.

Ma relation au négatif est charnelle. La prise en main du négatif est le premier acte du tirage. Je commence par le lire à la lumière du jour, je vois les contrastes, les densités, j’anticipe déjà le travail de maquillage et de masquage. Ensuite, il y a un profond respect à manipuler un négatif parce que c’est la propriété intellectuelle du photographe et parce que c’est le master, l’œuvre originale !

C’est particulièrement émouvant d’avoir entre les mains des négatifs originaux de grands photographes. Par exemple “Le Peintre de la Tour Eiffel” de Marc Riboud, ce n’est pas un duplicata du négatif, il s’agit bien de l’original. On se doit de le respecter, car c’est un support très fragile. Et puis, les négatifs délivrent également quelques secrets. Sur une bande de six vues, on voit les clichés réalisés avant et après une photo célèbre. Cela permet d’en savoir plus sur la manière dont travaille le photographe.

Pour en revenir à l’exemple “Le Peintre de la Tour Eiffel”, en contemplant les photographies avant et après, on se rend compte qu’il n’a fait qu’une seule prise de vue. C’est incroyable, il savait que la photo était réussie, qu’elle était dans son boîtier.

Alors évidemment pour moi, le rapport au négatif est essentiel, on perd cette matérialité en numérique. Personnellement, je n’arrive pas à regarder une photo sur écran, alors quand je croise des photographes qui viennent faire des scans de leurs négatifs, je leur conseille toujours d’éditer des planches contact, pour ne pas faire l’editing sur écran. Pour la raison qu’ils vont oublier la photo d’avant et celle d’après. Avec une planche contact, on a les 36 vues, et graphiquement, on voit tout de suite la photo qui sort du lot. C’est important de matérialiser sur papier.

C’est peut-être pour cela que je ne me dirige pas vers le tirage numérique. Pour moi, être debout, enveloppé dans cette lumière orange, avec l’odeur des produits chimiques, c’est un monde à part. Mon monde à moi. Lorsque j’entre dans cette obscurité, je suis seul, je me mets dans ma bulle. Et c’est ce qui me permet de rentrer complètement dans le monde du photographe et de me plonger dans l’échange que j’ai eu en amont avec le photographe. Dans le labo, une fois que la porte est fermée, le temps disparaît. Moi je ne fais pas un métier, j’exerce ma passion.

Quelle est pour vous la ou les qualités principales pour être un bon tireur ?

Il y en a plusieurs, il y a l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’écoute.

Quand je parle d’ouverture d’esprit c’est parce qu’il faut accepter d’être emmené dans un univers artistique qui n’est pas forcément le sien. Parfois même jusque dans la manière de tirer, il arrive qu’un photographe me demande un type de tirage que je ne vais pas apprécier, en poussant les contrastes, les densités, ou tirer très gris par exemple… On se rend compte qu’il est très intéressant de repousser ses limites. Mais cela reste un échange. Les deux parties apportent à l’une et à l’autre, de la technique et de l’humain. Chaque jour, cela nourrit ma manière de tirer.

Même après plus de 30 ans de carrière, j’ai encore des choses à apprendre. Bien entendu, techniquement, on sait presque tout faire, mais humainement chaque rencontre nous nourrit. D’ailleurs dans le tirage, ce qui m’intéresse le plus c’est de tirer les images des autres. Lorsque je collabore pour la première fois avec un photographe je lui demande de me parler de ses images plutôt que de me les montrer. Je veux l’entendre. Pour qu’il me décrive son état d’esprit, l’atmosphère, le lieu… et parce qu’avec ses mots, avec cette sémantique, c’est ce qui va me permettre de faire un tirage au plus près de ses attentes.

Quand les photographes sont à l’étranger ou lorsqu’ils sont décédés, dans ces cas là, je vais m’immerger complètement dans leur monde à travers des livres, des interviews… Par exemple, la première fois que j’ai tiré des photos de Jeanloup Sieff, je me suis immergé dans son univers par le biais d’entretiens et j’ai lu ses ouvrages, j’avais besoin de comprendre qui il était. Car ses photographies on les connait, j’avais envie d’autre chose, je ressentais la nécessité d’aller plus loin…

Le secteur du tirage a beaucoup évolué ces vingt dernières années, avec l’arrivée de techniques jet d’encre fine art notamment. Comment expliquez-vous le maintien très vivace du tirage traditionnel à l’agrandisseur ?

Il y a des collectionneurs très élitistes, des galeries et des musées qui tiennent à la photographie traditionnelle argentique. Que ce soit en couleur ou en noir et blanc d’ailleurs. La réalité c’est que la pérennité du numérique, aujourd’hui, on ne la connaît pas ! On a beau avoir de grandes maisons de fabricants de papier et d’encre, qui estiment une durée de vie, pour moi, cela reste des tests réalisés par des machines. Ce n’est pas les aléas du temps soumis à un quotidien.

La conservation de l’argentique, on l’a connait parfaitement donc ça rassure. Pour moi, le tirage traditionnel a encore de beaux jours devant lui, sauf si la fabrication de papier ou la chimie cesse, mais ça m’étonnerait. On se base sur une réalité de marché puisque les grandes agences, les musées et les galeries continuent de faire travailler les laboratoires en argentique !

Il y a aussi les photographes qui reviennent à l’argentique, avec leurs archives, mais aussi en prises de vue. Et ils sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à l’argentique. Les stagiaires que l’on a, au bout de quelques jours, ils souhaitent acquérir des boitiers argentiques et parfois même des agrandisseurs. Ce n’est plus ce que j’appelle un effet de mode, car cela fait vingt ans que l’argentique revient, alors pas dans les volumes que l’on a connu bien sûr, mais c’est bel et bien présent. Je croise beaucoup de photographes qui préfèrent tirer en argentique parce que le grain argentique en noir et blanc est atypique. On fait évidemment de très belles choses en numérique, mais pour moi, il manque les défauts de l’argentique. On arrive quasiment à de la sur-netteté. Ça devient trop net, je ne vois pas net comme ça, je ne souhaite pas voir des choses qui n’existent pas.

Alors le traditionnel pour la qualité in fine des tirages baryté, mais il y a aussi le rapport au temps qui est précieux. En argentique, on prend son temps, on est très loin de l’immédiateté de notre société. On a 36 poses et au prix du film et du développement, on ne les gâche pas.

Au cours de votre carrière, quelles ont été vos plus belles rencontres ?

Marc Riboud. Pour deux raisons, la première parce que c’était quelqu’un d’exceptionnellement humain. Et la seconde c’est que c’était un photographe extraordinaire. J’aurais pu intervertir les raisons, mais je souhaite vraiment mettre en lumière des humanités et générosités profondes. J’ai rarement vu un photographe autant à l’écoute des autres. Et c’était tout de même un très très bon photographe ! Certains diront que je ne suis pas objectif car mon père et moi avons été ses tireurs, mais c’est ma plus belle rencontre !