Placée sous le signe des mutations, la deuxième édition du Parlement de la photographie confirme son succès.

Crise sanitaire, mutation numérique, éco-responsabilité… Ces mutations, qui traversent et électrisent la société française, ont un réel impact sur l’univers de la photographie. Pourtant, la nature de cet impact reste trop souvent floue ou imprécise. En se plaçant sous l’angle de ces « transitions », le Parlement de la photographie, dont la deuxième édition s’est tenue les 5 et 6 mai derniers, a souhaité mieux en cerner les contours en donnant la parole aux différents acteurs du secteur.

A commencer par la transition numérique. La photographie est l’un des « secteurs de la création pour lequel le choc numérique a été le plus violent », reconnaît la ministre de la Culture, en n’esquivant aucune des difficultés actuelles. Au contraire. La ministre n’en est que plus résolue à « aménager un système plus vertueux, où la part réservée aux créateurs reflète leur rôle central ». Parmi les chantiers ouverts, elle mentionne les missions sur le financement de la production et de la diffusion d’œuvres photographiques et sur la reconnaissance du droit d’auteur sur le marché numérique.

La ministre de la Culture rappelle également l’important effort de l’État face à la situation sanitaire : plans de soutien, fonds d’urgence, plan de relance et commande publique. Ainsi, le fonds d’urgence, géré par le Centre national des arts plastiques (CNAP) s’est élevé à 11 M€ en faveur des artistes-auteurs. Dans le cadre du plan de relance, le ministère de la Culture a financé à hauteur de 70 000 € le projet « Vingt-cinq regards sur la crise sanitaire ». Par ailleurs, « l’enveloppe allouée au fonds de soutien à la photographie documentaire est portée à 500 000 € pour les deux prochaines années », souligne-t-elle. Enfin, la ministre a annoncé « une enveloppe de 5,5 M€ sur deux ans à des commandes publiques à des photojournalistes ».

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Comment inscrire les arts visuels dans une perspective écologique ?

C’est l’un des maîtres-mots du monde de demain : la transition écologique. Le monde de la photographie a-t-il suffisamment intégré cet enjeu incontournable dans ses pratiques ? Pour Stéphanie Retiere-Secret, directrice du Festival Photo La Gacilly, il est possible d’aller plus loin de deux manières : en informant et en se mobilisant. « La Gacilly, créé en 2004, est l’un des premiers festivals à avoir mis la question de l’écologie au cœur de sa programmation », rappelle-t-elle, en insistant sur le rôle de cet événement dans « la diffusion d’artistes engagés », comme le photographe Marco Zorzanello. Dans son travail sur le tourisme, celui-ci dénonce l’absurdité d’une industrie destructrice, mettant en lumière la nécessité de l’écotourisme. « Notre objectif n’est pas de paralyser les publics mais de les mettre en mouvement », assure Stéphanie Retiere-Secret.

Des changements sont également envisageables à grande échelle : la Bibliothèque nationale de France (BnF) a ainsi intégré la question du développement durable dans les processus d'élaboration de ses expositions. « Un des axes forts de notre programmation est la photographie », souligne Ivan Grassias, chef de projets expositions à la BnF. « Nous cherchons à nous détacher d’un modus operandi linéaire, où on programme, conçoit et démolit  à un rythme effréné des expositions, pour essayer d’optimiser leur durée de vie et avoir l’empreinte carbone la plus faible possible », reprend-il. Cela implique de réfléchir en amont à la meilleure manière de procéder, en lien avec les commissaires d’exposition et les scénographes : quels prêts demander, pour quelles modalités de transport et de présentation ?  « C’est un travail de fond, il y a tout un modèle à construire », conclut Ivan Grassias.

De nombreuses initiatives destinées à favoriser les démarches de transition écologique dans le secteur culturel sont actuellement en train de voir le jour. En tant que fondatrice de Karbone_prod, un bureau de conseil et de production éco-responsable dédié à l’art contemporain, Fanny Legros fait partie des acteurs qui cherchent à faire émerger les solutions de demain. « J’ai travaillé dans la photographie pendant les dix dernières années et le gâchis de matériaux m’a toujours posé un problème », raconte-t-elle. Actuellement, Fanny Legros travaille sur le projet Plinth_fr, destiné à permettre aux différents acteurs du secteur culturel de pouvoir récupérer, via une plateforme de dons, les matériaux donnés par de grandes institutions publiques ou privés. « Il va enfin y avoir une économie circulaire du mobilier scénographique », se réjouit-elle. « Nous sommes également en train de réfléchir, avec une association qui s’appelle Art of Change 21, à la conception d’un outil à même de faire un bilan multi-empreintes des événements culturels. Il est essentiel de pouvoir quantifier avant d’agir efficacement ».

Pour Anaïs Roesch, cheffe de projet Secteur culturel au sein du think tank The Shift Project, la crise a mis en évidence la faible résilience de notre modèle culturel. « Celui-ci s’est fondé, ces dernières années, sur une intensification de l’événementiel culturel dans une logique de croissance : faire toujours plus d’événements, à des échelles de plus en plus importantes », souligne-t-elle. Cette accélération des flux physiques, dans un secteur largement dépendant des énergies fossiles, n’est tout simplement pas soutenable sur le long terme. « Il faudrait accepter de ralentir, de relocaliser, de réduire peut-être les échelles. Et – pourquoi pas ? – de renoncer à certaines innovations », estime Anaïs Roesch. Les écoles de l’enseignement supérieur culture ont, à ce titre, un rôle à jouer. « Si elles apprennent à leurs élèves à prendre en compte la question de la transition écologique, cela se répercutera sur l’ensemble des pratiques professionnelles par la suite », conclut-elle.

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Crise sanitaire, comment exposer la photographie à l’heure du tout numérique ?

« Les réseaux sociaux ont connu une explosion pendant le confinement. D’une façon générale, il y a eu plus d’écran, le maintien d’un taux élevé pour les films et une hausse du visionnage des vidéos en ligne » : pour introduire cette table-ronde sur l’actualité la plus immédiate – la crise sanitaire –, difficile de faire plus parlant que ces informations extraites de l’enquête sur les Pratiques culturelles en temps de confinement menée par le département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture par Philippe Lombardo, son co-auteur avec Anne Jonchery.   

Les institutions dédiées à la photographie ont pleinement tiré profit de cet engouement des Français pour l’offre numérique. « Nous avons été à l’écoute de nos publics en essayant au maximum de proposer ce qui correspondait à leurs attentes : des directs sur Instagram, des initiatives participatives, une offre forte en direction des familles… », assure Simon Baker, directeur de la Maison européenne de la photographie (MEP). Autant d’instruments qui vont être pérennisés à l'issue de la crise sanitaire.

« Notre stratégie numérique est proche de celle de la MEP, avec des thématiques qui croisent l’image et les grands enjeux contemporains », enchaîne Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, qui rappelle la mobilisation ancienne de cette institution avec « le site de création en ligne lancé en 2007 et le magazine en ligne qui existe depuis plus de dix ans ». Cependant, à la différence de la MEP, le Jeu de Paume ne dispose pas d’une collection qu’il peut « faire vivre » sur les réseaux sociaux. « C’est plus compliqué », concède Quentin Bajac. Compliqué peut-être, mais cela n’a eu aucun effet sur le compte Instagram du centre d'art qui a littéralement « flambé » pendant le confinement. « Le défi aujourd’hui est de fidéliser un nouveau public ».

« Le constat depuis le confinement est celui d’une évolution vers davantage de création virtuelle. On nous contacte aujourd’hui pour faire des expos en 3D », indique Robin Perdriolle, expert en communication et stratégie digitale pour les musées et les galeries, fondateur de Digital Curator. « Partant du musée physique, cela veut dire qu’il faut créer un espace en ligne où on aura plus d’expériences ».

S’agissant du tout-numérique, Yaël Kreplak, sociologue, chercheuse associée au Centre d’étude des mouvements sociaux (École des hautes études en sciences sociales) et au Centre de recherche des liens sociaux (Université de Paris), relève un paradoxe. « Il y a cette idée que le public a été privé des œuvres. Or, même dans le monde d’avant, on avait accès à très peu d’œuvres : entre 5 et 20% d’entre elles sont montrées chaque année. La situation aide à repenser la part de présentation des œuvres ».

Quid des droits d’auteurs quand on diffuse les œuvres sur Instagram ? interroge Raphaël Bourgois, journaliste au média en ligne AOC (Analyse Opinion Critique). Tout est défini en amont dans les contrats, répondent Simon Baker et Quentin Bajac, lequel ajoute « qu’une réflexion est engagée pour pérenniser ce modèle au cas par cas ». Reste que la crainte, poursuit-il, est toujours la même : celle de se faire « cannibaliser » par la visite virtuelle. « Les publics risquent de ne pas pousser la porte. Pourtant, il y a encore un pouvoir auratique de l’œuvre qui ne peut s’exprimer qu’à travers un contact physique ».

 « Avec le numérique, rassure Yaël Kreplak, il ne s’agit pas de proposer une expérience identique mais de pluraliser. On peut faire mille choses avec les œuvres ». Robin Perdriolle abonde : « Il y a tous types de comportements. Le numérique reste une porte d’entrée. Pendant le confinement, les galeries sont restées ouvertes un moment avant de fermer à leur tour. Or, elles ont battu des records de fréquentation. Cela signifie qu’il y avait un besoin de voir de l’art ».

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Le photojournalisme, la preuve par l’image ?

Bon nombre de personnes se sont emparées, aujourd’hui, de la possibilité de photographier un événement, sur le terrain même du photojournalisme, et de le diffuser sur les réseaux sociaux. Ils nous rappellent que le journalisme a aussi une fonction démocratique, où le citoyen prend sa part, au risque de se trouver bien seul devant des impératifs éthiques : informer sans manipuler, respecter autrui…

Le photojournalisme professionnel a l’avantage de pratiquer non pas l’éthique mais la déontologie, grâce à des prises de décisions collectives et discutées dans les rédactions. Pour Nicolas Jimenez, directeur de la photographie au journal Le Monde, « notre fonction est celle d’un contre-pouvoir : chaque jour nous faisons les choix que nous estimons les plus justes. La société s’en saisit ou non. » Les journaux structurent le débat public, c’est là leur responsabilité. Mais le paysage a changé.

Alicia Mâzouz, maîtresse de conférence en droit privé à l’université catholique de Lille, revient sur le problème : « Il faut faire connaître les aspects juridiques de la liberté d’expression, de la protection de l’image et de la vie privée. » Chloé Zanni, de l’agence NOOR Images, prône l’éducation aux métiers de l’information, « qui doit nous permettre de remettre en place un cercle vertueux. » Au-delà de l’éducation, cette agence tente de travailler avec les géants du Net, « pour mieux comprendre leurs habitudes et leurs pratiques et voir comment, ensemble, mieux diffuser les travaux des photojournalistes. »

La Meute, collectif de journalistes, a une vision militante de la photographie : « Pour nous, le rôle social du journaliste est clairement politique, affirme Yanis Graine. La photographie est un art populaire, qui complète les lacunes des médias traditionnels, et informe dans un but citoyen, politique, gratuitement. »

L’enjeu de pouvoir concerne aussi l’utilisation des images du photojournaliste. « Avec les plateformes, explique Amanda Jaya, du même collectif, où les photographes déposent leurs images et où les rédactions viennent se servir, les photos peuvent être utilisées pour illustrer n’importe quoi et même se retrouver dans des journaux où l’on ne voudrait pas les voir ! »

A ces difficultés, s’ajoutent des interrogations quant à l’article 24 de la proposition de loi sur la Sécurité globale adoptée à l’Assemblée nationale le 15 avril 2021, qui sanctionne pénalement toute « provocation à l’identification » d’un membre des forces de l’ordre « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Cette disposition a suscité un mouvement de protestation chez les photojournalistes, qui, à l’instar de Nicolas Jimenez, y voient une entrave à l’exercice de leur profession : « Notre métier est un exercice de terrain, affirme-t-il. On doit pouvoir accéder à n’importe quelle situation dans l’espace public ». Alicia Mâzouz précise que la loi n’interdit pas de prendre une photo mais de porter atteinte à l’intégrité physique et psychique des membres des forces de l’ordre. Pour elle, la difficulté viendrait plutôt de l’urgence avec laquelle on a légiféré. « Les réseaux sociaux vont trop vite ? Pourquoi ne pas créer tout simplement des entités adaptées, plus réactives, capables de s’auto-saisir pour identifier des atteintes au droit et prononcer des injonctions de retrait ? »

Le photojournalisme, enrichi et compliqué de nombreux enjeux – démocratique, juridique, technique, professionnel et social – est en plein travail de mutation.

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La photographie, acteur ou témoin de nos changements sociétaux ?

Témoigner d’une réalité sociale peu visible, et militer ainsi pour sa reconnaissance, rien de plus simple aujourd’hui pour tout un chacun. Avec un téléphone mobile, on dispose à la fois d’un appareil de prise de vues et d’un outil de diffusion sur les réseaux sociaux. Plus que jamais, la photographie documente et transforme la société.

Pour l’historien André Günthert, qui dirige, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine, de nouvelles identités, autrefois invisibles, expriment aujourd’hui leurs différences. « Pour pouvoir dire nous, désormais, l’expression politique commence par dire je. » Un je identitaire « dont la crédibilité est très différente de celle qui prétendait parler au nom de tout le monde. On circule parmi ces identités diverses, aucune n’est définitive. Il est normal qu’elles apparaissent dans la photographie. On s’empare des images pour se présenter et se représenter, c’est un instrument d’action qui à son tour régénère les discours et les conflits. »

« Au début de ma carrière, mes photos n’avaient presque pas d’antécédents, renchérit Smith, artiste, chercheur et photographe. Les mots « queer », « trans », « binaire », « intersexe » n’existaient pas et j’ai constitué un corpus pour les illustrer. ». Toutefois, « ce geste politique est si naturel qu’il ne devrait pas avoir besoin d’être signifié. Commence déjà une nouvelle période où l’on pressent, vu certaines images produites sur Instagram, qui sont des fictions prospectives de soi, la puissance d’anticipation, par la photographie, d’autres futures identités sociales. »

Les femmes ont été ici des précurseurs. Pris dans une tradition universaliste, les historiens n’ont rien vu de l’incidence de l’identité sexuelle sur la production des images. Et pourtant, dit Marie Robert, conservatrice en chef au musée d’Orsay, co-directrice en 2020 d’Une Histoire mondiale des femmes photographes, « dès l’origine, les femmes ont pensé le côté voyeuriste du procédé photographique et sa connivence avec l’impérialisme. Elles ont beaucoup insisté sur la nécessité d’analyser les images. Elles ont initié les pratiques collectives, non-hiérarchisées, elles ont documenté leur existence et ont fait de la photographie un outil formidable d’émancipation et de transformation de la société. » Et cela ne s’est pas démenti par la suite. Il est remarquable que les mots et les concepts nouveaux autour des identités et de la diversité viennent du féminisme.

Fondateur en 1991 de la Revue Noire, Jean-Loup Pivin abonde : « Les chercheurs et critiques du monde entier nous disaient qu’il n’y avait pas de photographes africains -- sauf qu’il y en avait des dizaines de milliers, et parmi eux des photographes exceptionnels. Il manquait juste le medium pour les diffuser. Par ailleurs, il est clair que nul ne se résume à son identité. Sans doute, le monde a changé et de nouvelles expressions se révèlent, mais la création artistique va plus loin. Ajoutons que les discours viennent de l’Occident : je préférerais que l’image nous parle sans qu’il soit nécessaire de mettre un discours en dessous. Il faut que les images restent des images, car le monde des formes est irréductible au langage ».