Après une présentation cet hiver à la fondation Mapfre de Madrid, l’œuvre de la photographe américaine arrive à Paris, au BAL à partir du 16 mars. Une première rétrospective française, dont Polka est partenaire, en près de 130 portraits sensibles et silencieux.
Chez elle, chaque série est une “occasion”. Chaque portrait, une rencontre, un témoignage. La photographe Judith Joy Ross, dont la première rétrospective française se tient au BAL à partir du 16 mars, raconte une Amérique intime avec un œil interrogateur et une âme sensible.
A l’initiative de ce projet, Joshua Chuang, “curator” à la New York Public Library, qui a proposé à l’institution parisienne d’accueillir l’accrochage conçu pour la fondation madrilène Mapfre. Il collabore depuis des années avec l’artiste américaine. “Ses portraits expriment une considération profonde, aussi désarmante que fascinante, du photographe envers son sujet, établie dans l’espace intime et pourtant fugace de leur réalisation”, résume-t-il dans le catalogue coédité par l’Atelier EXB. Diane Dufour, codirectrice du BAL et co-commissaire de l’exposition, s’enthousiasme de la proposition. Elle suit depuis longtemps le travail de la portraitiste. “Judith Joy Ross voit en l’autre un miroir pour ausculter et arpenter la société américaine par l’intermédiaire de l’acte photographique”, raconte-t-elle.
Née en 1946 à Hazleton, cité minière de l’est de la Pennsylvanie, Judith Joy Ross prend sa première photo à 18 ans. Sa vie bascule quand elle découvre alors dans le viseur de son Yashica 6×6 l’image qu’elle est en train de capturer, inversée. Un émerveillement. “J’avais l’impression que le monde entier s’ouvrait à moi. Je savais enfin ce que devenait une image.” L’Américaine, d’un naturel timide – elle ne donne quasiment jamais d’interview –, adopte ce qui deviendra son principal mode de communication: “Sans appareil photo, je suis souvent inquiète et impitoyable dans mes jugements, confie-t-elle un jour. Avec, j’arrive à voir et à comprendre.”
Judith Joy Ross travaille essentiellement à la chambre photographique 20×25 depuis le milieu des années 1970, et réalise des images uniques qu’elle tire elle-même, affectueuse ment. Ses noir et blanc doux comportent de délicates tonalités de couleur dues à sa technique de développement: le virage à l’or. On perçoit ici et là du violet, du jaune, du sépia… “L’exposition a des vibrations très subtiles”, reprend Diane Dufour.
En 1979, Judith Joy Ross se tourne définitivement vers le portrait. Cinq ans plus tard, elle rencontre John Szarkowski, alors directeur du département de la photographie au MoMA à New York, qui voit dans son travail une filiation avec August Sander. Si la référence au photographe allemand apparaît évidente, la jeune artiste s’en défend, mais convient finalement s’être inspirée de ses personnages frontaux et centrés dans le cadre.
A l’inverse de ce prédécesseur européen et de son projet “Hommes du XXe siècle”, Judith Joy Ross n’a pas la volonté de réaliser un catalogue de ses concitoyens, malgré une approche qu’elle veut toujours sociale. Elle se dit influencée par les photographes documentaires comme Walker Evans, Diane Arbus et Lewis Hine. “Moi, j’aime l’ordinaire, révèle-t-elle. Il s’agit de la plus magique, la plus surprenante et la plus durable des beautés.” Dans ses portraits, elle interroge ses propres sentiments, la condition humaine – “Mes photos ne m’appartiennent pas, affirme-t-elle. Elles appartiennent à ceux qui sont photographiés.” –, mais aussi la politique, les guerres successives menées par les Etats-Unis. Elle travaille surtout dans sa région, la Pennsylvanie, mais parcourt le pays. Chaque série est l’occasion de mener une enquête, de résoudre une énigme.
Des images qu’elle saisit dans les années 1990 dans les écoles publiques de sa ville natale, elle dira qu’elle voulait “reconnecter le spectateur avec l’enfant qu’il a été”. Quelques années plus tôt, en deuil de son père, elle réalise une série tout en subtilité sur une base de loisirs de Weatherly, l’Eurana Park, dans laquelle elle se rendait jadis en famille. Ses photographies d’adolescents en maillot de bain saisissent une jeunesse qui n’a pas encore été touchée par la gravité du monde, la beauté de la candeur.
Comment faire face à la perte d’un être cher, à la douleur de l’absence? Ces questions sont également présentes dans son travail sur les visiteurs du mémorial de la guerre du Vietnam à Washington. Son engagement politique – ou du moins son questionnement – transparaît aussi dans sa série sur les sénateurs américains. En 1986 et 1987, elle se rend au Congrès pour regarder droit dans les yeux les représentants du peuple, en plein scandale IranContra (la vente d’armes à l’Iran par l’administration Reagan en échange de la libération d’otages américains au Liban).
“Nous avons pensé la scénographie de l’exposition comme un parcours dans lequel le visiteur déambule de série en série, chacune pensée comme un personnage à part entière”, détaille Diane Dufour. En sortant de cette balade dans l’œuvre de Judith Joy Ross, on s’interroge tout de même: ce portrait d’une Amérique profonde et en profondeur n’est-il pas, en filigrane, l’autoportrait sensible, magnifique de retenue, de celle qui lui a consacré près de quatre décennies de sa vie?