Émeric Lhuisset : "Une guerre sans images est une guerre qui n’existe pas"

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Émeric Lhuisset : "Une guerre sans images est une guerre qui n’existe pas"

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Théâtre de guerre. Photographie avec un groupe de guérilla kurde, 2012.
Théâtre de guerre. Photographie avec un groupe de guérilla kurde, 2012.
- Émeric Lhuisset / Adagp, Paris, 2021 / Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais.

À l’occasion de l’exposition "Photographies en guerre" au musée de l’Armée, le photographe et professeur à Sciences Po Émeric Lhuisset explique la place particulière que prend la photographie en temps de guerre.

Plus de 300 clichés retraçant l’histoire de la photographie de guerre sont exposés au musée de l'Armée du 6 avril au 24 juillet à Paris. L’exposition "Photographies en guerre" questionne la fabrique de la photo de guerre, alors que le conflit en Ukraine sature d'images les médias. Le photographe et professeur à Sciences Po Émeric Lhuisset est spécialiste des zones de conflits. Revenu il y a deux semaines d’Ukraine, il explique la place particulière que prend la photographie en temps de guerre.

Pourquoi la photographie est-elle importante en temps de guerre ?

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Une guerre sans images est une guerre qui n’existe pas. Par exemple, sur les affrontements qui ont eu lieu entre la guérilla kurde et l’État turc entre 2016 et 2017. L’État turc a tout fait pour isoler les régions assiégées et couper tous les moyens de communication : on n’a quasiment aucune image de ces affrontements qui étaient parfois extrêmement violents. La conséquence, c’est que les gens ignorent complètement ou presque ce qui s’y est passé.

Le général ottoman Omer Pacha avec ses aides de camp, 1854 (photo exposée au musée de l'Armée).
Le général ottoman Omer Pacha avec ses aides de camp, 1854 (photo exposée au musée de l'Armée).
- Pap Károly Szathmary / © Royal Collection Trust / Her Majesty Queen Elizabeth II, 2019.

Quelle est la fonction de la photographie de guerre ?

L’image permet de donner à un conflit une existence dans le présent et d’y laisser une trace dans l’Histoire. Dans la guerre, il peut y avoir une multitude de types de photographies : la photographie à usage militaire comme les images satellites ou encore les images de reconnaissance qui servent à faire du repérage. Mais il y a aussi les photographies qui permettent de documenter la guerre et qui pourront être réutilisées comme preuves. C’est typiquement le cas avec les crimes à Boutcha en Ukraine. Ces photos serviront pour les tribunaux internationaux.

Comment informer sur la guerre par la photographie ?

De très nombreuses images nous ont informés des massacres contre les populations civiles. Mais ces images d’Ukraine font aussi face au pouvoir russe qui cherche à les manipuler. Il n’hésite pas à faire des pirouettes d’un non-sens absolu pour nier l’implication de la Russie, dénoncer des mises en scènes. On l’avait déjà vu lors de la mobilisation sur la place Maïdan par exemple. Et cette double utilisation des images va renforcer le parti pris des deux camps : les convaincus d’une Russie agresseur le seront d’autant plus, et ceux qui sont sous l’influence de la propagande russe ne verront pas leur regard changer.

C’est tout le propos de l’exposition sur la photographie de guerre au musée de l’Armée qui prend en compte l’importance du contexte de l’image, de la façon dont elle est montrée et dont on la regarde. Tout dépend où l’image a été publiée : dans un journal, dans un tract, etc. Le texte qu’on lui accole est aussi capital. En fonction de ce qui est écrit, il est possible de faire dire à la photographie tout et son contraire.

Comment la photographie de guerre permet-elle de sensibiliser l’opinion ?

Elle a le mérite de montrer des choses. Les gens ne peuvent pas dire "on ne savait pas". Mais face à la brutalité de certaines images, c’est à double tranchant. Soit les gens sont horrifiés par ce qu’il se passe et réclament une réaction, soit ils refusent de voir l’image et restent complètement hermétiques ; ce sont deux réactions inverses. Je pense donc que la sensibilisation se fait vraiment au cas par cas.

Par ailleurs, il est ambitieux d’imaginer l’impact d’une image avant même sa publication. Il est intéressant de voir aussi comment une image peut passer inaperçue à un moment donné pour finalement, quelques mois, voire années plus tard devenir extrêmement impactante. C’est par exemple le cas de Robert Capa et de sa photo du soldat fauché par la balle pendant la guerre d’Espagne. La première fois qu’elle est publiée : c’est une photo parmi d’autres. Mais quand elle est republiée, plus tard, elle atteint une dimension iconique. Donc l’impact de l’image va dépendre à la fois du contexte, du public touché et du support.

Opération mouette ouest de Ninh Binh, 16 octobre 1953 (photo exposée au musée de l'Armée).
Opération mouette ouest de Ninh Binh, 16 octobre 1953 (photo exposée au musée de l'Armée).
- Paul Corcuff / © Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette.
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Comment photographier l’horreur avec pudeur ?

C’est un choix personnel. Personnellement, j’ai toujours refusé de photographier des cadavres, même en Syrie. Mais je pense que si j’étais allé à Boutcha en Ukraine, je l’aurais fait. Pas du tout avec une recherche esthétique, non plus avec l’idée de sensibiliser quoi que ce soit, mais plutôt avec une approche assez scientifique pour essayer de récolter un maximum d’indices sur ce qui a pu se passer. L’idée est que l’image puisse être utilisée par la suite. Donc tout dépend des situations et de l’approche de chacun. Mais à Boutcha, on est face à un crime de guerre et c’est notre devoir en tant que photographe de le documenter.

Parfois cependant, je trouve que ne pas montrer les corps permet d’avoir un impact plus fort. Il y a typiquement une photo en Ukraine qui le prouve. Sur cette image, on voit la main d’une personne qui a été tuée et juste à côté, sur un porte clé, c’est le drapeau européen. Je trouve que cette image est très puissante, bien plus que des images violentes de corps entiers.

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Publication sur le compte Instagram de Ignatius Ivlev-Yorke, qui a travaillé pour France 2 lors de la guerre en Ukraine. Il a publié le 2 avril cette photo d'une femme tuée, son porte-clef à la main, aux couleurs de l'Union européenne.

La majorité des images de guerre ne sont plus le fait de reporters. Elles sont aujourd’hui surtout produites par les protagonistes du conflit eux-mêmes. C’est un cas que l’on peut retrouver dans la plupart des conflits contemporains : en Afghanistan, en Syrie, en Irak, etc. C’est intéressant parce que généralement, ce que vont demander les médias aux reporters de guerre, c’est l’événement. Donc du tir, de l’explosion, du cadavre. Or à partir du moment où le combattant commence à produire lui-même de l’image et les diffuse, il sera forcément plus proche de l’événement. Il est acteur alors que le reporter n’est que témoin. C’est quelque chose qui est vraiment apparu à partir des années 2010, au début des printemps arabes. L’image vraiment symptomatique de ce phénomène là, c’est la première image de la capture de Kadhafi publiée par les médias. Pour cette image, Philippe Desmazes a photographié l’écran du téléphone portable d’un combattant qui avait saisi l’instant. Il a fait ça parce qu’au moment de la capture de Kadhafi, il n’y avait pas de journaliste pile au même endroit. Cela questionne vraiment la place du reporter de guerre.

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Quelle est la place de la photographie de guerre dans le futur ?

En Ukraine, c’est encore difficile de le dire, mais globalement, les reporters de guerre sont maintenant pris pour cible. En même temps, les médias veulent aujourd’hui de plus en plus d’images au cœur de l’action, en live. On peut se demander si finalement l’avenir de la représentation des conflits, ça ne va pas être des reportages d’images qui vont être réalisés dans des zones sécurisées à partir de drones. De plus en plus miniatures et performants, les drones pourront photographier et filmer en direct, à 360°C. On aura une sorte de téléréalité de la guerre. Quelle sera la place des photographes de guerre ?

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