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Comment le photographe Jonas Bendiksen a dupé «Visa pour l'image» pour dénoncer les fake news
La ville de Veles, en Macédoine du Nord
Robert ATANASOVSKI / AFP

Comment le photographe Jonas Bendiksen a dupé «Visa pour l'image» pour dénoncer les fake news

Dépassé par son œuvre

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Un reportage monté de toutes pièces dans une ville précisément connue pour sa production de « fake news » : la mise en abyme était osée. C’est pourtant l’entreprise insensée à laquelle un photographe norvégien s’est livré pour dénoncer les dangers de la désinformation. Son sujet a même été présenté au festival de photojournalisme Visa pour l’image… Et les professionnels du secteur n’y ont vu que du feu.

« C’est une “fake news” sur les producteurs de “fake news”. L’histoire de ce centre de production de fausses informations qu’est Veles est vraie. L’histoire de la découverte puis de la falsification du livre de Veles est vraie. Mais tout le contenu à proprement parler est faux… ». Le 17 septembre, dans un entretien fleuve accordé à l’agence de presse photographique Magnum, le photographe norvégien Jonas Bendiksen revenait longuement sur son projet « The Book of Veles » : un livre photographique sur la désinformation dans le paysage médiatique contemporain. Titré “How Jonas Bendiksen hoodwinked the photography industry” [« Comment Jonas Bendiksen a trompé l’industrie de la photographie »]), l’article raconte pourquoi et comment ce photojournaliste en est arrivé à produire un contenu photographique entièrement truqué et à faire illusion auprès de ses confrères. Dénonçant ainsi par l’exemple les dangers d’un fléau grandissant.

C’est parce qu’il « bout de frustration » en contemplant l’étendue des mensonges et de la désinformation médiatique, notamment sous la présidence de Donald Trump, que Jonas Bendiksen en vient à se renseigner sur le hacking, la fabrication d’algorithmes et le rôle des réseaux sociaux dans la production de « vérités alternatives ». Quand il entend parler de Veles, cette petite ville en Macédoine du Nord devenue un centre improbable de production de fausses informations, qui a joué un rôle important dans la campagne de l’ex-président américain en 2016, il est fasciné. À ces yeux, ces jeunes sans intention politique qui cherchent simplement une manière créative de gagner de l’argent représentent un exemple frappant de combien la production, la diffusion et la consommation de l’information ont évolué ces 15 dernières années.

Veles, une ville sous le signe du trucage

En approfondissant ses recherches sur la ville, Bendiksen découvre une autre anecdote intrigante : Veles est aussi le nom d’un dieu païen connu pour son côté sournois, qui change d’apparence régulièrement… Lui aussi a été l’objet de péripéties diverses : en 1919, un officier de l’armée russe met la main sur d’anciennes tablettes recouvertes de vieilles inscriptions cyrilliques qui auraient trait à l’histoire de ce dieu et qu’un de ses compatriotes, scientifique, parvient à déchiffrer. Ce “Livre de Veles” acquiert une certaine notoriété, mais historiens et linguistes s’accordent aujourd’hui à dire qu’il serait en fait pure invention des deux compères…

Sa curiosité piquée au vif par cette accumulation de coïncidences, le photographe décide de se rendre sur place et de détourner la matière pour sensibiliser au problème des « fake news ». « Combien de temps faudra-t-il avant de commencer à voir du “photojournalisme documentaire” sans aucun fondement dans la réalité autre que le fantasme du photographe et une puissante carte graphique informatique ? Serons-nous capables de faire la différence ? […] J’étais si effrayé par les réponses, que j’ai décidé de tenter le coup moi-même. »

« Jouer avec des Lego »

La description du processus donne le tournis. « Pour chaque scène, je devais penser, eh bien, comment Jonas photographierait-il cette scène s'il y avait des gens dedans ? Et puis j'ai dû construire chaque photo, pièce par pièce, pose par pose, comme si je jouais avec des Lego. » À Veles, Bendiksen photographie des espaces vides – appartements, bureaux, jardins publics : il n’a jamais tenté de rencontrer une seule personne réellement connectée à cette industrie de « fake news ». De retour chez lui, il apprend à convertir ses photos en espaces 3D et se renseigne via YouTube sur les avatars utilisés dans le domaine du jeu vidéo : des modélisations d’êtres humains pouvant être modifiés et orientés de multiples façons. Bendiksen confie même avoir dépensé « 10 fois plus pour les habits virtuels de [ses] avatars numériques que pour [sa] propre garde-robe »

Ne reste plus qu’à les introduire dans la photo, avec des émotions, des poses et une lumière réaliste. À mi-chemin entre les « Sims » et des montages « Paint » en somme – en plus élaboré… Bendiksen s’est d’ailleurs si bien prêté au jeu qu’il admet avoir parfois dépassé les bornes : « Selon les légendes, l'ancien dieu Veles prenait parfois la forme d'un ours. J'ai donc mis un tas d'images d'ours en 3D errant à la périphérie de la ville… Je suis devenu un photographe animalier National Geographic sans avoir à attendre des semaines dans les buissons ! »

Même genre de procédé pour le livre qui accompagne le projet. Le photographe apprend à utiliser un système de génération de texte, qui s’adapte aux styles recherchés et manières de s’exprimer. « Si vous alimentez l’intelligence artificielle des travaux de Shakespeare, elle recrachera de manière assez convaincante des vers de Shakespeare. Si c’est avec la Bible du roi Jacques, elle recrachera plutôt des écritures bibliques saintes… ». Bendiksen la nourrit donc avec des articles sur cette industrie de la désinformation à Veles – bien réelle – et laisse le robot faire le reste, se contentant d’agencer les phrases pour que l’ensemble final ait un sens.

« Tromper ma communauté, mais pas le reste du monde »

Une fois le livre en vente, en avril, Bendiksen est tiraillé. Une partie de lui jubile devant la pluie de compliments sur le sérieux de son travail, la justesse de son écriture, l’importance de son sujet. Mais sa nature honnête le rattrape : « Je n'aime pas arnaquer les gens, et comme beaucoup de criminels, j'attends aussi avec impatience que ma couverture soit dévoilée », confie-t-il. De nombreux magazines veulent lui acheter le sujet, ce qu’il refuse sous différents prétextes : « Tromper ma propre communauté, OK, mais pas le reste du monde », résume-t-il.

Surpris que ses confrères n’aient rien remarqué (bien que ce soit pour lui un excellent indicateur de combien il avait visé juste), le photographe envoie son travail au festival de photojournalisme Visa pour l’image ; qui d’autre que cette équipe qui sélectionne tous les ans le meilleur du métier pourrait démasquer la supercherie ? Il n’en est pourtant rien, et quand le directeur Jean-François Leroy lui propose de projeter son sujet, Bendiksen culpabilise – mais ne recule pas. À la manière des hackers recrutés et payés par des compagnies pour traquer les failles de leur défense informatique et en renforcer la protection, il considère son action comme un service rendu pour exposer les failles d’une industrie vulnérable et sensibiliser à plus de vigilance.

De faux profils Facebook pour semer le doute

Le projet n’a de sens que si la vérité éclate : petit Poucet patient, Bendiksen sème des indices. D’abord à travers un faux profil Facebook, qu’il utilise dès le lendemain de la projection à Perpignan pour répandre des allégations à son encontre… sans succès. C’est sur Twitter que l’opération se révélera concluante : soulagé, le photographe profite même de l’entretien accordé à Magnum pour annoncer qu’il enverra un exemplaire dédicacé à l’internaute qui, le premier, a mordu à l’hameçon et repéré une brèche…

Le 20 septembre, Jean-François Leroy publie sur Facebook et Twitter un communiqué de réponse, en anglais. Se disant « piégé » et « abasourdi », il présente ses excuses au public. « Aucun système n’est parfait […] et Visa ne fait pas exception. » « Nos équipes, malgré tous nos efforts pour éviter des erreurs, ne peuvent jamais prétendre être infaillibles. » Sans se réfugier entièrement derrière cet argument, Leroy rappelle aussi qu’il avait développé avec Jonas Bendiksen, habitué du festival, une relation basée sur « l’amitié et la confiance » : « Aurions-nous été plus prudents s’il s’était agi d’un photographe inconnu ? Peut-être, peut-être pas. » S’il qualifie les méthodes utilisées de « discutables », Leroy certifie que l’incident est perçu comme une « opportunité » plutôt qu’une attaque. « Cette audace insolente a, pour le meilleur ou pour le pire, élevé le problème à un niveau que nous n’aurions jamais cru possible ». Bendiksen, de son côté, a renouvelé ses excuses à l’ensemble de l’équipe.

Que dirait enfin le photographe aux habitants de Veles, bien réels ? « J'espère qu'ils ne sont pas trop offensés, répond-il. Mais quelles sont exactement les implications éthiques de mon travail pour eux, puisque toutes les personnes de mon histoire sont des avatars numériques ? Quelles obligations ai-je envers des personnes que je n'ai pas photographiées ? ». Résumant l'entreprise ainsi : « Un tas de leurs jeunes ont inventé beaucoup de fictions ridicules sur un endroit lointain, les États-Unis, et en ont profité. Je suis venu d'un endroit lointain et j'ai inventé une fiction en retour à leur sujet, mais basée sur une histoire vraie. » Un match nul en somme. Alors, sans rancune ?

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne