Expo “Photographies en guerre” à Paris : le soldat de l’image, une gâchette à part

Le musée de l’Armée, aux Invalides, propose jusqu’au 24 juillet une exposition consacrée aux images de la guerre, du Siège de Rome jusqu’à la Syrie. À cette occasion, rencontre avec le sergent-chef Thomas, photographe militaire.

Un militaire français au Mali, en novembre 2021.

Un militaire français au Mali, en novembre 2021. Photo Sergent-Chef Thomas / ECPAD

Par Elodie Cabrera

Publié le 11 avril 2022 à 16h58

À 31 ans, le sergent-chef Thomas (1) a déjà une dizaine d’années de service derrière lui. Uniquement en tant que soldat de l’image. Une profession où l’ordre des mots a son importance. « Je suis militaire avant tout, photographe est ma fonction, mon deuxième métier, si vous préférez. » Il est reporter de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), sa mission consiste à documenter l’activité des troupes françaises dans le pays, des entraînements salissants aux visites d’officiels en complets impeccables. Mais aussi hors des frontières de l’Hexagone, sur les théâtres d’opérations extérieures (« opex »). « En opex, on est en double dotation, c’est-à-dire qu’on porte un Famas, un pistolet automatique, un gilet pare-balles, un sac à dos, plus deux appareils photo. Au bas mot, ça pèse dans les 110 kilos. » Un instant, on s’est demandé si l’homme n’était pas marseillais. Mais non, il vient du Sud-Ouest.

Thomas a endossé l’uniforme par passion pour l’image. Avant d’intégrer l’armée de l’air, la seule qui permet de se spécialiser directement en photographie, il avait déjà en poche un CAP et un baccalauréat photo, un BTS édition et une vive admiration pour le reporter américain Steve McCurry. Le déclic est venu plus tard, en regardant un reportage, « Serval, quand l’armée filme la guerre », diffusé par Envoyé spécial en 2013, au moment du lancement de l’opération au Mali. Il suit alors une formation de huit mois à l’école de Rochefort, où sont instruits les sous-officiers de l’aviation. Au programme : infographie, vidéo et montage. De quoi être « multitâche ». En six années sur la base aérienne de Cazaux, sa première affectation sur le bassin d’Arcachon, son quotidien varie d’une routine assommante (mise à jour de site web, photos d’identité) à des reportages en conditions extrêmes (ravitaillements en vol, harnaché à l’arrière d’un avion) : « Sur cette base, il y avait des petites unités qui envoyaient du lourd, comme le centre de formation “survie et sauvetage” qui entraîne les pilotes et l’équipage à subsister dans la jungle, au milieu du désert. Je les ai suivis en haute montagne, j’ai dormi dans un igloo. C’était de sacrées expériences. »

Des militaires français au Mali, en 2020.

Des militaires français au Mali, en 2020. Photo Sergent-Chef Thomas / ECPAD

À Cazaux, il fait la connaissance d’un ancien photographe de l’ECPAD qui l’encourage à postuler. Thomas rêve depuis longtemps d’appartenir à ce corps d’élite, dont il devient membre en 2018 : « Pour être recruté, il faut avoir un bon niveau en photographie, c’est déterminant , et accepter de partir en opex au minimum une fois par an. Mais le plus dur, c’est de devoir s’installer en région parisienne », ironise celui qui a mis un moment à s’acclimater à la grisaille.

« Le devoir de mémoire, c’est ma deuxième mission. Et la plus importante à mes yeux. »

L’ECPAD est installé sur les hauteurs d’Ivry-sur-Seine, dans un ancien fort qui conserve toutes les archives iconographiques de la Défense depuis la Première Guerre mondiale : 15 millions de photographies, 94 000 heures de rushes. D’inestimables ressources documentaires accessibles aux journalistes, historiens, cinéastes ou… curieux. Un fond enrichi chaque année, grâce au reversement des images réalisées par les opérateurs actuels. À ce jour, huit reporters, trois femmes et cinq hommes (dont Thomas), travaillent dans ce bureau. À tour de rôle, ils sont déployés au Liban, en Irak ou au Sahel (opération Barkhane) pour des missions de trois mois, comme les unités qu’ils intègrent. Or, porter le même treillis ne signifie pas être accepté d’office. « On ne connaît pas le régiment avec lequel on va être projeté, et très souvent, les jeunes recrues n’ont jamais entendu parler de notre profession. » Face à la méfiance suscitée par l’appareil photo, il faut être pédagogue, rassurant. « En cas de pépin, on connaît le protocole, on réagira comme n’importe quel militaire, et ça, c’est primordial pour qu’ils puissent pleinement se consacrer à leur mission et nous à la nôtre. »

Dans la région de Gao, le 11 février 2021.

Dans la région de Gao, le 11 février 2021. Photo sergent-chef Thomas / ECPAD

Sur le terrain, son premier job consiste à illustrer les directives décidées depuis Paris par l’état-major des armées (EMA) : mettre en valeur la formation des forces armées maliennes ou, plus récemment, en novembre 2021, le transfert de la base aérienne de Tessalit à ces dernières. Un travail qui requiert les mêmes méthodes que celles d’un journaliste – « trouver les bons contacts, un fixeur, affiner un angle » –, mais sans la liberté qui y est attachée. Toute image prise en opex doit impérativement être validée par un responsable de l’EMA. Certaines sont classées secret-défense, pour éviter de dévoiler des positions ou équipements stratégiques, les visages des membres de certaines brigades ou d’interprètes locaux. Le reste sert à alimenter la presse interarmées, les réseaux sociaux, mais aussi les médias nationaux, avant d’enrichir les archives historiques. « C’est là que réside ma deuxième mission, à mes yeux la plus importante : le devoir de mémoire, insiste Thomas. C’est essentiel de documenter le contrechamp des opérations, même quand il ne se passe pas grand-chose. L’attente fait partie intégrante de la vie d’un régiment. Ces moments de relâchement où chacun s’attelle à sa tâche : préparer la popote en s’éclairant à la lampe frontale ou fabriquer un jeu d’échecs avec des bouchons en liège. Lorsqu’on installe un camp en plein désert, sous un ciel étoilé comme il n’en existe qu’en Afrique, il y a des ambiances, des lumières incroyables. » Des souvenirs mémorables, et d’autres plus douloureux. Le 25 novembre 2019, deux hélicoptères entrent en collision au Mali. Treize militaires sont tués. « On connaissait les gars, ça nous a mis dans le mal », confie Thomas qui a photographié la levée des corps « en pensant aux familles ». En hommage aux victimes, il a réalisé une série, inspirée d’un poème écrit par le capitaine Clément Frison-Roche, mort dans l’accident. Ce travail a été récompensé en 2021 par le prix Sergent Sébastien Vermeille, photographe militaire tué dix ans plus tôt en Afghanistan.

Le 30 novembre 2019, au Mali, sur la plateforme opérationnelle désert (PfOD) de Gao,  lors la cérémonie de levée des corps de 13 militaires français tués lors d'une collision entre deux hélicoptères au cours d'une opération de combat.

Le 30 novembre 2019, au Mali, sur la plateforme opérationnelle désert (PfOD) de Gao,  lors la cérémonie de levée des corps de 13 militaires français tués lors d'une collision entre deux hélicoptères au cours d'une opération de combat. Photo Sergent-Chef Thomas / ECPAD

Si le risque zéro n’existe pas, les soldats de l’image, cibles potentielles comme leurs frères d’armes, prennent le maximum de précaution lors d’opérations d’infiltration, de nuit en particulier : « On met du gaffer sur les boutons qui clignotent, on désactive l’affichage automatique. Rien ne doit attirer l’œil. » Et si les choses tournent mal, doivent-ils sortir l’arsenal ? « Seulement en dernier recours. On doit documenter jusqu’au bout. » Car la photographie peut aussi être une arme. « Nous avons la responsabilité de réaliser des images-preuves qui pourront servir en cour de justice, comme ce fut le cas pour démontrer l’utilisation d’enfants-soldats. » Ou en novembre 2021, pour dédouaner l’armée française de toute belligérance, lorsqu’un convoi logistique a été la cible de manifestants sur la route surnommée « Voie sacrée » entre le Burkina Faso et le Niger : « Ils balançaient des bombes lacrymogènes et bloquaient l’avancée des camions. L’armée a préféré envoyer la communication plutôt que les grenades. »

À Tera, au Niger, le 27 novembre 2021. Depuis plusieurs heures, les militaires français chargés de protéger un convoi logistique sont confrontés à des manifestants et leurs barricades.

À Tera, au Niger, le 27 novembre 2021. Depuis plusieurs heures, les militaires français chargés de protéger un convoi logistique sont confrontés à des manifestants et leurs barricades. Photo Sergent-Chef Thomas / ECPAD

À entendre le jeune reporter, la véritable lutte se situerait plutôt en interne. Le meilleur conseil qu’on lui ait donné ? Aller chercher le sujet avec les dents. « Sur le terrain, il faut parfois montrer patte blanche, se confronter à des gradés pour obtenir des autorisations. » D’un reportage mené sur les personnels soignants d’un hôpital militaire en temps de Covid à un sujet au centre de rééducation pour les blessés au combat à Aubigny-sur-Nère, le sergent-chef Thomas bataille ferme pour défendre des sujets au long cours… qui, à regret, sont souvent inexploités. « La plupart de nos images atterrissent dans des disques durs ou sont cantonnées à une audience interne. » Le photographe rêve, et il n’est pas le seul, d’un magazine dédié à l’ECPAD, avec des doubles pages en enfilade, d’expositions accessibles au public, qui permettraient de les sortir du carcan de la communication. Après la retraite, qui arrive tôt chez les militaires, il n’est pas rare de voir des soldats de l’image basculer dans le journalisme. Thomas y songe, même si la quille est encore loin.


À voir
« Photographies en guerre », jusqu’au 24 juillet, musée de l’Armée, hôtel des Invalides, Paris 7e, 0-14 €.

(1) Thomas est son prénom, son nom ne pouvant être mentionné pour des raisons de sécurité militaire.

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